Riad Sattouf reçoit au milieu de ses guitares à la SNBD (Société nationale de bande dessinée), l’atelier qu’il a longtemps partagé rue d’Avron, à Paris (20e), avec Joann Sfar - parti depuis -, Christophe Blain et Mathieu Sapin. Aujourd’hui, l’auteur de bande dessinée et cinéaste, qui publie le 15 mai le premier volume d’une autobiographie en BD à l’humour rendu acide par la dureté et même la violence des expériences traversées (1), travaille plutôt chez lui. Mais il y a enregistré la musique qu’il a composée lui-même pour son deuxième long-métrage, Jacky au royaume des filles, sorti en janvier. "Depuis mon adolescence, j’ai toujours fait de la guitare", dit-il en se saisissant d’un instrument.
Livres Hebdo - Vous avez mis beaucoup de vous dans vos précédents albums. Qu’est-ce qui vous a décidé à produire une "vraie" autobiographie ?
Riad Sattouf - Quand la guerre s’est déclenchée en Syrie, j’ai eu énormément de difficultés à faire venir en France des gens de ma famille : cela m’a remis dans l’ambiance de mon enfance, cela a fait remonter plein de souvenirs. J’ai eu envie de me replonger dans cette époque et de la raconter. Les trois tomes prévus retraceront l’histoire de ma famille jusqu’à la guerre.
Certains des événements relatés dans L’Arabe du futur remontent à avant vos 2 ans : on vous les a racontés ?
Mais non : j’ai même des souvenirs qui remontent à bien avant ! Certes, je n’ai pas la mémoire exacte des mots, mais j’ai celle des situations, de l’agressivité des gens, des visages… C’est même plus précis que des souvenirs d’adultes. En tout cas, je n’ai retranscrit que ce dont je me souvenais.
Vos expériences traumatisantes, enfant, en Libye et surtout en Syrie, expliquent-elles que vous ayez adopté une position d’observateur dans vos livres comme La vie secrète des jeunes ou Retour au collège ?
Le fait d’être Français en Syrie et Syrien en France me donne chaque fois un regard d’étranger sur mon environnement. Dès lors, j’aime bien le point de vue du candide sur un monde, une société. Dans ce que je raconte, il y a un paradoxe entre, d’une part, la douceur et l’hospitalité, et, d’autre part, c’est vrai, beaucoup de violence, transmise par la dureté de la vie. Il s’agit surtout d’un témoignage sur une société de grande précarité dans un contexte de dictature, que les gens connaissent très mal.
Ce premier volume est aussi un portrait, tendre au début, puis plus sévère de votre père, qui vit dans un monde arabe largement fantasmé.
Oui. Il était issu d’un milieu très modeste. L’éducation lui avait tout donné. Il idolâtrait l’école, le concept de laïcité, et il voulait que le monde arabe trouve par ces voies sa place dans le monde. Il avait un orgueil très très fort, et beaucoup d’espoir, une vision très naïve des choses.
Votre mère, en revanche, a été plutôt ballottée par les événements…
C’est une Française qui s’est retrouvée dans une société dont elle ne connaissait pas la langue ; une femme au foyer qui suivait son mari. Mais j’ai essayé de ne pas juger les actes et les situations affectives difficiles que je relate. J’essaie d’être le plus objectif possible. Par exemple, je montre qu’il y avait de l’arriération en France comme dans le monde arabe à cette époque. On voit que certains progrès sont très récents et que les choses peuvent changer très vite.
"L’Arabe du futur", c’est celui que votre père projette. Est-ce aussi pour vous une profession de foi ?
Le mot "Arabe" est quasiment devenu un gros mot. On n’ose plus le prononcer. On parle de Beur, qui est le verlan de Rebeu et non d’Arabe. Le replacer dans le futur, c’est afficher un espoir, s’interroger sur ce que sera l’Arabe dans vingt ans.
Qu’est-ce qui vous a mené au dessin, qu’on vous voit développer très jeune dans votre livre ?
Je dessinais comme tous les enfants. C’est la façon dont on regardait mes dessins qui m’a conduit à dessiner professionnellement. Je raconte, par exemple, comment un de mes dessins a été interprété comme une représentation de Pompidou. C’est intéressant de voir comment le regard nimbe les choses d’une certaine manière ; comment le regard et l’absence de nuance influent sur la société. Ce n’est pas un livre sur moi, mais sur le regard des uns sur les autres. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les gens se transmettent les choses, positives ou négatives. Comment être moderne et que garder de la tradition ? Le dessin, c’est un regard.
Quel rôle a joué votre rencontre avec Joann Sfar, Christophe Blain et Mathieu Sapin, avec lesquels vous avez partagé l’atelier où nous sommes ?
J’ai fait leur connaissance au début des années 2000 par l’intermédiaire d’Emile Bravo, lui-même rencontré dans un festival à Nancy, et avec lequel j’étais très copain. Nous avons fait un atelier ensemble par la suite. Ils écrivaient et dessinaient toute la journée. Leur façon de faire était entraînante, stimulante. C’est là que j’ai vraiment commencé à évoluer.
Vous avez plusieurs éditeurs : c’est un choix ?
C’est un choix de départ, l’idée est de n’être dépendant de personne. Mais, en réalité, chaque éditeur correspond à un projet spécifique. Pascal Brutal est bien chez Fluide glacial. La vie secrète des jeunes vient de Charlie Hebdo. L’Arabe du futur est un roman graphique indépendant comme Retour au collège, que j’avais déjà fait pour Guillaume Allary alors qu’il était chez Hachette Littératures. J’aime raconter des histoires différentes. J’ai la chance de pouvoir le faire chez plusieurs éditeurs.
Le cinéma, avec Les beaux gosses, puis Jacky au royaume des filles, c’est une évolution naturelle ?
J’ai fait des études de cinéma d’animation à l’école des Gobelins, à Paris. Le cinéma, cela plaît toujours aux dessinateurs de bande dessinée, car ils ont beaucoup de liens avec l’image animée. Mais là, cela s’est surtout fait grâce à la productrice, Anne-Dominique Toussaint, qui aimait bien mes dessins. Sinon, je n’aurais pas eu la force !
Pour quel propos préférez-vous la BD, ou au contraire le cinéma ?
Les deux n’ont rien à voir. Je suis avec eux comme quelqu’un qui parlerait deux langues étrangères, sachant que ma première langue reste la bande dessinée : je ferai toujours des livres, alors que le cinéma est plus aléatoire. La grammaire est différente. Le rythme est très éloigné. Il y a des gags dessinés que l’on ne peut pas transposer au cinéma, et vice versa. Le cinéma fait intervenir des équipes nombreuses alors que, en BD comme en littérature, on est seul à sa table, on doit se motiver pour écrire.
Dans Jacky au royaume des filles, vous projetez votre héros dans un univers assez différent de votre univers habituel.
La grande majorité des histoires humaines est racontée dans le terreau du patriarcat. J’ai eu envie d’en raconter une dans un système inversé, pour désorienter le spectateur et tenter de lui proposer une autre façon de voir.
Que lira-t-on dans les deux prochains volumes de L’Arabe du futur ?
La suite de l’histoire de mon enfance en Syrie, avec mon père, toujours couplée à celle du Moyen-Orient : la guerre en Irak, Saddam Hussein, l’opération Tempête du désert… Le tome 2 devrait paraître en 2015, et le tome 3 en 2016.
Cela ne vous empêche pas de finir le 4e tome de Pascal Brutal ?
Il sortira en septembre chez Fluide glacial, et le cinquième devrait suivre assez rapidement : je ne laisserai pas passer quatre ans comme cette fois. Par ailleurs, je vais peut-être faire une adaptation cinématographique de Pascal Brutal, bientôt. Mais j’ai d’abord envie de refaire de la BD. <
(1) L’Arabe du futur. Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984), Allary éditions, 160 p. noir et blanc et couleur, 20,90 euros. ISBN : 978-2-37073-014-5. Sortie : 15 mai.