"Voir rassemblée sous une même couverture la majeure partie de mes livres a suscité en moi une espèce d'incrédulité, voire d'irréalité. Au-delà de cette réaction sans doute assez commune à quiconque regarde ses travaux derrière lui, j'ai été contrainte de me poser cette question : que signifie ce millier de pages ? Comment définir cette entreprise d'écrire commencée il y a quatre décennies ? Quel titre - qu'on me réclamait - pour la qualifier ? Brusquement m'est venu comme une évidence : écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie." Voilà comment Annie Ernaux introduit ce volume de la collection "Quarto" qui lui est consacré et qui réunit l'essentiel de son oeuvre, douze de ses livres les plus emblématiques et les plus forts. Il ne manque en effet que peu de chose, à l'exception de L'autre fille (Nil), lettre à la soeur morte, paru en mars dernier, ou L'usage de la photo... Des Armoires vides, premier titre publié en 1974, au magistral Les années, sorti en 2010, les douze récits s'offrent à la lecture selon un ordre de présentation choisi par l'écrivaine qui ne correspond ni à la chronologie de leur écriture ni à celle de leur parution mais à "l'ordre du temps de la vie, de l'enfance à la maturité". Leur sont adjoints dix textes brefs inédits, dont Hôtel Casanova, une fiction écrite pour un journal féminin italien en 1998, des contributions pour différents supports (la revue Autrement, L'Autre Journal, Le Figaro...), >parmi lesquels une belle analyse sur Cesare Pavese datant de 1986.

Bien plus qu'une simple compilation, ce recueil, qui parachève l'édifice autosociobiographique que l'écrivaine construit depuis près de quarante ans, est une nouvelle tentative de tenir l'ambition d'Ecrire la vie, titre emprunté à celui du séminaire d'Antoine Compagnon au Collège de France où Annie Ernaux est intervenue en 2009 : recomposer, pétrir le temps individuel et commun, encore et encore, "retenir la vie"... La partie "Vie et oeuvre" de ce volume se présente ainsi sous la forme d'un "photojournal". C'est une sélection de photos tirées de l'album personnel de l'écrivaine, sans qualité esthétique particulière (photos d'enfance et de jeunesse, lieux familiers et familiaux, Yvetot et les plages normandes...), qui dialoguent avec le journal secret inédit, commencé en 1963 et recopié sur ordinateur en 2002, dont les extraits ne respectent eux, contrairement aux photos, aucun ordre chronologique. Ni légendes, ni commentaires des images, ni illustrations des livres qui suivent, ces textes associés aux photos créent un effet de réel par correspondances, miroitements. Ça n'éclaire pas tellement plus l'oeuvre mais cela lui donne une plus grande profondeur de champ.

Pour compléter et entrer dans la fabrication et le sens de l'écriture, le pourquoi et le comment, on relira le passionnant entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, L'écriture comme un couteau (Stock, 2003), qui ressort en Folio le 13 octobre. Tandis que les éditions des Busclats viennent de publier L'atelier noir, >des fragments du "journal de peine", journal de travail, d'écriture dans lequel Annie Ernaux a commencé à consigner à partir de 1982 des observations, des idées, future matière de ses livres. Une sorte de boîte à outils, d'atelier "sans lumière et sans issue" où se révèlent les "traces d'un corps-à-corps avec l'écriture".