Ceux qui s'en vont…
Il en va ainsi de David Diop, Rachid Benzine et Sarah Chiche, qui débarquent tous chez Julliard, suivant le mouvement de leurs éditeurs Adrien Bosc et Frédéric Mora partis du Seuil il y a un an et demi. Prix Inter 2023 pour Attaquer la terre et le soleil (Le Tripode, 2022), Mathieu Belezi revient sous les couleurs de Robert Laffont, où officie son éditeur Frédéric Martin depuis le début de l'année, avec Cantique du chaos. Dans ce roman, un desperado moderne s'engage dans un périple pour préserver sa liberté alors même que le monde vrille entre cataclysmes et régimes totalitaires. C'est aussi la débâcle qui sert de toile de fond à De l'autre côté de la vie, de Fabrice Humbert, passé de Gallimard à Calmann-Lévy. Fuyant un Paris en proie à la guerre civile avec ses deux enfants, un homme raconte son chemin vers une société utopique.
Dans les pas de l'éditrice Juliette Joste, deux vedettes quittent Grasset pour rejoindre L'Iconoclaste. Avec Marcher dans tes pas, Léonor de Récondo remonte le fil de son histoire familiale, marquée par la fuite de son aïeule en 1936, sous la menace des franquistes. Un roman qui prend sa source dans l'écriture d'un autre livre, Goya de père en fille, à paraître chez Verdier, qui explore la mémoire des réfugiés de la guerre civile. Quant à Gaëlle Nohant, après le succès du Bureau d'éclaircissement des destins (2023), elle nous embarque en 1917, dans un huis clos auprès d'une jeune fille et d'un déserteur.
Une météo similaire se joue aux Léonides, la jeune maison fondée par Dana Burlac, ex-directrice -littéraire des éditions de L'Observatoire. Elle est en effet suivie dans cette nouvelle aventure par Marie Charrel avec Nous sommes faits d'orage, une fresque sur l'Albanie des années 1970 à nos jours, et sur les destins tragiques de femmes révoltées.
... Et ceux qui restent
Mais que les allergiques au changement se rassurent, certains repères demeurent. Ainsi, Amélie Nothomb revient chez Albin Michel avec Tant mieux, une évocation romancée du lien unissant l'écrivaine à sa mère, tirée à 200 000 exemplaires. Parmi les poids lourds, Michel Bussi reste fidèle aux Presses de la Cité avec Les ombres du monde (180 000 ex.) où il explore l'histoire du Rwanda et du génocide des Tutsi. Deux ans après Western, Prix de Flore 2023, Maria Pourchet est de retour chez Stock avec Tressaillir, de même que Cédric Sapin-Defour, auteur du best-seller Son odeur après la pluie.
Chez Grasset, Adélaïde de Clermont-Tonnerre confirme son goût pour les fresques romanesques avec Je voulais vivre, soit l'histoire de Milady, le personnage des Trois mousquetaires d'Alexandre Dumas. Alain Mabanckou demeure quant à lui au Seuil, dépeignant dans Ramsès de Paris une capitale bariolée et populaire où se croisent des destins marqués par la dureté de l'exil. Chez Gallimard, la collection « Sygne » accueille un sixième roman de Fabrice Caro, Les derniers jours de l'apesanteur (50 000 ex.), qui fait revivre les grandes heures du bac. Soupçon de nostalgie aussi Aux forges de Vulcain, où Gilles Marchand, Prix des libraires 2023, revient avec Les promesses orphelines, une traversée poétique des Trente Glorieuses par un jeune idéaliste. Agnès Desarthe délivre, elle, son quinzième roman aux éditions de L'Olivier avec L'oreille absolue. Parmi les habitués de ce rendez-vous d'automne, Olivier Adam signe, toujours chez Flammarion, Et toute la vie devant nous, un roman sur l'amitié.
Amitiés et marginalités
Décortiquée par de nombreux auteurs, jusqu'à ses aspects les plus sociaux et politiques, l'amitié est en effet l'un des thèmes forts de cette rentrée, aux côtés des liens familiaux. Avec les deux personnages de Comme en amour (Actes Sud, 25 000 ex.), Alice Ferney interroge l'amitié homme-femme, signant une vibrante conversation amicale. Dans Le fou de Bourdieu (Cherche-midi, 4 000 ex), Fabrice Pliskin crée une comédie humaine ironique où se noue une relation entre un ex-détenu initié aux principes du célèbre sociologue et un jeune homme en qui il voit un « dominé ». Dans L'Enseveli (16 000 ex.), Valérie Paturaud revient aux Escales avec une histoire d'amitié pendant la Première Guerre mondiale entre deux hommes que tout sépare.
Amitié féminine cette fois-ci, chez Chloé Delaume. Dans Ils appellent ça l'amour (Seuil), l'alter ego de la romancière, Clotilde, continue d'ausculter son passé lors d'un week-end entre amies, notamment le souvenir d'une relation abusive et d'un viol conjugal. Une ode à l'amitié est aussi à lire sous la plume de Jean Michelin, finaliste du Grand Prix du roman de l'Académie française en 2022, qui suit dans Nous les moches (Héloïse d'Ormesson) quatre amis ayant décidé de réaliser leur rêve d'ados en faisant une tournée avec leur groupe de musique à travers l'Amérique des déclassés. Chez Calmann-Lévy, Emmanuel Flesch construit avec Quitter Berlioz une intrigue sociale dans la France des années 1990, suivant l'amitié entre Serge et Younes, un jeune en réinsertion.
Une fibre sociale qui sous-tend nombre de textes. Le lecteur est ainsi invité à pénétrer dans l'univers carcéral, notamment par Guillaume Poix qui plonge avec Perpétuité (Verticales) dans le quotidien de surveillants pénitentiaires. Forte de son expérience dans les prisons de France en tant que volontaire, Karine Silla livre avec Vingt ans (L'observatoire) un roman sur la rédemption et la culpabilité, analysant le parcours d'une étudiante de 20 ans qui bifurque, sous emprise amoureuse, jusqu'à un braquage fatidique. Inspiré d'expériences carcérales, L'application des peines de Didier Castino (Les Avrils), est le récit d'Édouard, un ex-détenu de 40 ans qui espère que cette sortie sera la dernière.
Dictatures
Comme un écho à la montée des extrêmes droites et à la lame de fond autoritaire partout dans le monde, cette rentrée sonde les arcanes politiques de bien des manières. Dans Parthenia (Les Léonides), Pauline Gonthier brosse le tableau d'une France fracturée entre montée des extrêmes et guerre des sexes. Chez Anne Carrière, la victoire de Giorgia Meloni sert de décor à Si Rome meurt, de Renaud Rodier qui nous embarque aux côtés d'un aspirant cinéaste parti à la recherche de son père, disparu dans le monde des laissés-pour-compte. D'autres plongent carrément en dictature, à l'instar d'Hélène Frappat qui dévoile dans Nerona (Actes Sud) les coulisses d'une dictature féminine, inventant une sorte de « sitcom fasciste » incluant matricide, astrologie et combats de migrants télévisés. Avec Nous n'avons rien à envier au reste du monde (L'Observatoire), Nicolas Gaudemet propose quant à lui une réécriture du mythe de Roméo et Juliette en Corée du Nord.
Jetant des ponts entre passé et présent, cette rentrée lève le voile sur des pages méconnues de l'Histoire, notamment de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, L'équation avant la nuit de Blaise Ndala (JC Lattès) raconte la course entre les Alliés et l'Allemagne nazie pour fabriquer la bombe atomique grâce à l'uranium du Congo belge. La forêt de flammes et d'ombres (Gallimard) d'Akira Mizubayashi, Prix des Libraires 2020, s'intéresse aux conséquences des guerres en suivant le destin d'un artiste japonais défiguré dans les combats.
Entre précision historique et tension romanesque, Alfred de Montesquiou ressuscite dans Le crépuscule des hommes (Robert Laffont) les témoins du procès de Nuremberg, parmi lesquels Joseph Kessel, Elsa Triolet, ou encore Marlene Dietrich. Second roman de Laurent Saulnier, Le diable dans l'assiette (Buchet-Chastel) offre un monologue envoûtant, celui d'Heinrich Uffen (personnage fictif), cuisinier d'Hitler. Enfin, avec Le bonheur (La peuplade), Paul Kawczak revisite la période de l'Occupation dans le style du réalisme magique avec un officier nazi sans visage et des enfants aux pouvoirs supposés.
Voies de l'intime
Mais dans une rentrée où les récits autobiographiques et les autofictions ont la cote, l'Histoire et les fractures sociétales s'apprivoisent aussi par les chemins de l'intime. La mémoire et la transmission obsèdent particulièrement les romanciers en cette rentrée (lire par ailleurs), à l'instar d'Anne Berest qui revient avec Finistère chez Albin Michel, et d'Emmanuel Carrère de retour chez P.O.L avec Kolkhoze. Chez Gallimard, Natacha Appanah, hantée par le meurtre de sa cousine, scrute l'énigme insupportable du féminicide conjugal dans La nuit au cœur. À l'Olivier, David Thomas, Prix Goncourt de la nouvelle en 2023, relate dans Un frère le combat de celui-ci contre la schizophrénie. Deux récits autobiographiques marquent aussi la rentrée de Stock : Le nom des rois, de Charif Majdalani, récit du passage à l'âge adulte de l'auteur, témoin du basculement du Liban dans la guerre, ainsi qu'Une drôle de peine, de Justine Lévy, qui raconte la perte soudaine de sa mère alors qu'elle est elle-même enceinte.
Dans cette écriture de l'intime, la maternité continue en effet d'être explorée sous tous les angles. Ainsi, Rebecca Benhamou raconte dans Ce que je vole à la nuit (Harper Collins) comment les mots lui sont revenus après sa grossesse, en se remémorant ses années d'étudiante à Londres et brossant par là même un portrait de Virginia Woolf. Mêlant récit, réflexions et poésie, Tambora d'Hélène Laurain (Verdier) évoque des grossesses compliquées, des désirs empêchés, et d'autres temporalités, comme celle du Tambora, ce volcan entré en éruption en 1815 qui plongea une partie du monde dans le froid et l'obscurité.
Jusqu'où peut-on aller pour comprendre nos mères ? interroge pour sa part Sophie Pointurier dans Notre part féroce (Phébus). Deux ans après Femme portant un fusil, elle poursuit son exploration de la vengeance en y ajoutant une touche d'étrange, son personnage enquêtant sur un phénomène paranormal survenu quarante ans plus tôt en embarquant avec elle sa mère, sa fille, et une vieille amie.
Romans démiurgiques
Corps féminin et procréation, relations femmes-hommes, au vivant, à la magie… Autant de sujets abordés par la dystopie préhistorique -d'Antoinette Rychner, Ma forêt (Fugue), qui met en scène un néolithique fantasmé. Tout aussi démiurgique, Tovaangar de Céline Minard (Rivages) livre une fable philosophique et écologique qui prend place dans une version possible du monde d'après, autour de ce qui reste de Los Angeles. Dans une interaction totale, les êtres vivants s'y regroupent par goûts et par compétences, créant des liens inédits avec leur environnement. Les normes sociales et de genre sont aussi pulvérisées par Grégory Le Floch dans Peau d'ourse (Seuil) qui revisite un mythe des Pyrénées à la sauce queer en racontant la transformation d'une jeune fille en ourse.
Retour à l'intime, sans renoncer au fantasque avec Anne Serre qui dessine son autoportrait en narratrice dans Vertu et Rosalinde (Mercure de France). Comme dans une galerie de miroirs, on y découvre 30 diffractions d'elle-même, puisque d'un récit à l'autre son identité fluctue. Avec son Autoportrait à l'encre noire (Robert Laffont), Lydie Salvayre interroge son goût de la solitude et son allergie aux codes sociaux, tout en déclarant son amour à la littérature.
Car dans les cahots de l'Histoire et les embrasements du monde, la littérature apparaît pour nombre d'auteurs et autrices comme l'ultime recours, la seule issue possible. Aussi le personnage de L'enfant à la tête baissée, d'Alexis Salatko (Denoël), trouve-t-il refuge dans la lecture et l'écriture. Et Les dernières écritures (P.O.L), à quoi pourraient-elles ressembler ? questionne Hélène Zimmer à travers le personnage de Cassandre Mercier, professeure de français qui en ouvrant Le bilan, un livre-somme sur le dérèglement climatique, croit tenir entre ses mains la « dernière œuvre ». Sous la plume de Rachid Benzine, un photographe français en mission dans la bande de Gaza écoute un vieux libraire lui raconter son histoire. Il est L'homme qui lisait des livres (Julliard, 25 000 ex.), comme nous le sommes aussi, tout particulièrement à l'aune de cette rentrée foisonnante.