La mémoire est saturée. Trop d’images, trop d’images produites. Il faut les remonter... en remonter non seulement l’histoire (comment, pourquoi elles sont ainsi, tel film, tel documentaire, tel journal d’actualité), décortiquer l’objet, mais les remonter différemment. Tous les objets humains sont manipulés et manipulables. Avec Walter Benjamin, on pense une image comme un éclair formant une constellation. Fragilité et complexité. Le montage dessine la constellation. Il faut du témoignage, du commentaire. Il devient “ comme le socle du regard ”. Il faut retrouver les gestes primordiaux, qui comme ceux accompagnant un mort, “ fasse commencer une survivance ”. Fermer les yeux pour les ouvrir. Ainsi d’un texte monté, et remonté, des bouts de pellicule, de phrases qui traînent, attendant que les idées, les mots de la rue, les émotions, les traces de livres et les souvenirs s’y assemblent. Lesen, veut dire lire et lier, “comme dans la vie de nos visages nos yeux ne cessent pas de s’ouvrir et de se fermer”. Comme un artisan, le cinéaste Harun Farocki, remonte les pièces d’un impossible puzzle, et ne nous montre pas les effets des brûlures du napalm. Cela ne servirait à rien, nous oublierions. Alors il se brûle la main. Une cigarette brûle à 400 °. Le napalm à 3000°. Avec cette analogie, cette représentation métaphorique, il crée un sens, un agencement nouveau, redonne à voir. Cette métaphore introduit une fiction, une différence. Elle nous laisse imaginer le pire, nous fait peur et, par cette marque, nous permettra de nous en souvenir. Et nous pouvons voir, même voir de nouveau, les yeux fermés. C’est depuis toujours la fonction des métaphores. Utilisées depuis que l’homme pense pour créer du sens, agencer et relier des neurones entre eux, donc, le monde. Chaque image préexistante est augmentée d’un sens supplémentaire. En épigraphe d’un autre livre ainsi : “ Qu’est-ce donc que la vérité ? - Une armée mobile de métaphores. ” Nietzsche. Mobile comme un regard. Et nombre de travaux sur la mémoire nous apprennent qu’elle est l’objet d’un immense éventail de métaphores, de théories et d’interprétations, évoluant selon les époques, le contexte. Tablette de cire, bloc-notes magique, archive, bibliothèque, coffre, forêt, champ, labyrinthe, édifice, abysse. Aimant, rayon de miel, harpe, métier à tisser, madeleine. La vérité est donc là, non pas cachée mais insaisissable dans sa totalité, dans la nuée d’images de la mémoire. C’est un film à remonter, un livre à relire et relire encore. “ Or, au contraire, chacun des moments qui le composèrent employait, pour une création originale, dans une harmonie unique, les couleurs d’alors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout à coup si, grâce à quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant après tant d’années le son, si différent de celui d’aujourd’hui, qu’il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflée de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleillés d’un sourire bleu. ” Ses yeux ensoleillés d’un sourire bleu. _____________ Georges Didi-Huberman, Remontages du temps subi - L’oeil de l’histoire, 2 , Ed. de Minuit Douwe Draaisma, Histoire de la mémoire , Ed. Flammarion Marcel Proust, Le Côté de Guermantes , Folio, Ed. Gallimard
15.10 2013

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