L’endroit dégage une élégance zen. Murs et carrelage au sol blancs, canapé gris, sièges à roulettes, deux pans entiers de murs tapissés d’étagères de livres, parfaitement classés. On est au rez-de-chaussée sur jardin de la maison de Régine Detambel, dans un quartier pavillonnaire de Juvignac, en proche périphérie de Montpellier. C’est là que l’écrivaine reçoit des stagiaires venus parfois de très loin se former à la bibliothérapie créative, discipline qu’elle exerce à domicile depuis quelques mois et dont elle expose son approche singulière dans Les livres prennent soin de vous, un essai à paraître le 25 mars à l’image de son auteure, tonique et engagé. Sur une table basse, des abricots séchés et des amandes : "Tout pour les neurones", commente la formatrice, kinésithérapeute de formation (métier qu’elle pratique encore parfois), romancière pour grands et petits, à la tête d’une œuvre littéraire volumineuse qui interroge depuis plus de vingt ans l’interdépendance des mots et du corps.
"Poésie-thérapie"
Avant tout, Régine Detambel tient à mettre les choses au point : non, personne ne repart d’ici avec une petite liste de "livres qui font du bien". La formulation même l’irrite. Cette "vision caramel mou" lénifiante de "livres camomille". "Les livres ne sont pas des anesthésiants." Sa conception est autrement dynamique. Face aux ouvrages de développement personnel et de self-help, aux "bonheuristes" de toutes obédiences conseillant pour chaque mal des textes "faciles à comprendre" - un autre critère qui la fait bondir -, aux prescriptions littérales (pour guérir de la jalousie, lisez Proust), elle oppose le véritable principe actif contenu dans "l’œuvre de fiction magistrale, bourrée de rythmiques revigorantes, d’une multiplicité de sens feuilletés et de métaphores caressantes". Sous-titré Pour une bibliothérapie créative, cet essai-manifeste insiste : "La lecture n’est pas une activité de paresseux. Elle met en lien direct avec l’énergie de l’auteur." Sa bibliothérapie est donc de l’art-thérapie et non un biblio-coaching, une "poésie-thérapie", comme elle préfère encore l’appeler, où l’on recherche "l’infusion", "l’imbibition" dans un texte plurivoque, dans une véritable relation physique au livre qui sollicite la peau, la voix, le corps tout entier… Parce que la forme, le style, la musicalité mais aussi bien le grain du papier, la police de caractères, sont aussi importants que le sens, les thèmes, les propriétés potentiellement cathartiques de l’histoire. "Un livre, c’est un tout", dit l’écrivaine qui souligne la nécessité de "revenir à la matérialité de la littérature". Un programme très concret : il s’agit, par exemple, de recopier un texte, une façon de le lire ainsi "de tout son corps", de toucher, de manipuler le livre, de caresser son papier, de lire à voix haute puisque "les effets positifs sont, sur les plans physiques et psycho-cognitifs, similaires à ceux du chant"…
Tout en constatant la "non-reproductibilité des effets produits" par un livre qui peut, d’un lecteur à l’autre, se révéler remède ou poison, cette admiratrice de "la grande Colette", de Kafka et de Goethe estime que la vraie littérature est celle qui secoue et réveille. Et que les livres qui réaniment sont ceux qui animent. "Tout langage qui met la pensée en mouvement est thérapeutique", assure-t-elle, rappelant, à travers les balancements de buste des rhapsodes, combien le mouvement du corps est déterminant dans le processus de mémorisation d’un texte.
La discipline concerne "tout le monde"
Si la bibliothérapie travaille prioritairement sur des malades hospitalisés, des sujets âgés, ces "super-adultes" auxquels la romancière a consacré plusieurs livres, et de façon plus générale sur des individus dont l’autonomie est limitée, la discipline concerne en réalité "tout le monde", puisque "être vulnérable, c’est le lot de tous", et que "la lecture est la reconquête d’une position de sujet". On l’aura compris, "cette discipline redécouverte", telle que la conçoit Régine Detambel qui s’appuie notamment sur les travaux de Marc-Alain Ouaknin, auteur de Bibliothérapie : lire, c’est guérir en 1994 (Seuil), ou du philosophe Paul Ricœur, se démarque d’une approche de psychologue. Mais ne doit pas non plus, selon l’écrivaine, être laissée aux mains des médecins, comme en Angleterre où certains d’entre eux ont imaginé des "bibliothèques thérapeutiques" qui délivrent aux patients des livres sur ordonnance. "Il faut empêcher le médical de prendre le pouvoir sur les livres", défend-elle.
Après sept ou huit ans à animer en bibliothèque des conférences sur le sujet, plus d’années encore à s’indigner de voir les livres absents de certains lieux, comme les hôpitaux ou les maisons de retraite, Régine Detambel a donc estimé urgent de proposer un volet plus pratique. Elle reçoit désormais les stagiaires, seul ou par groupe de trois au maximum, pour une journée de formation intensive à laquelle les participants se présentent avec leur propre choix de textes et d’extraits. Le premier était un… psy. Depuis, elle a accueilli un "coach de vie", une jeune libraire, des animateurs d’ateliers d’écriture, des enseignants et des bibliothécaires parmi lesquels une jeune femme d’Annecy désireuse d’ouvrir un atelier de bibliothérapie en prison. "Les bibliothécaires ne sont pas formés pour le care", regrette-t-elle tout en estimant dans son essai qu’"une bibliothèque est un lieu rêvé pour créer un atelier de bibliothérapie". "Le stage figure depuis peu dans les offres de formation conventionnées donc prises en charge pour les professionnels des bibliothèques.""Une grande victoire", se réjouit-elle.
Avant d’entrer dans l’atelier de la bibliothérapeute, on traverse une pièce équipée d’un tapis de course. Son cabinet de kiné ? "Mon bureau", précise malicieusement celle qui applique les vertus de la mise en mouvement jusque dans son activité d’écriture et "jogge comme un hamster sur cette piste noire qui tourne sous [elle]". Trente-cinq ans à prendre soin des corps l’ont définitivement convaincue : "L’écriture vient aux cerveaux oxygénés." Et sainement alimentés, pas seulement de nourritures romanesques, si roboratives soient-elles. Aussi, pas de pique-niques froids tirés du sac pour les stagiaires : la praticienne leur offre à la pause-déjeuner, entre matinée théorique et après-midi pratique, le restaurant bio voisin.
Les livres prennent soin de vous de Régine Detambel (Actes Sud). 160 p., 16 euros. ISBN : 978-2-330-04851-8, Parution : 25 mars.