Les éditions de la Différence s’apprêtent à publier le 17 avril La bergère d’Ivry, l’histoire d’Aimée Millot, « une jeune fille assassinée sur les bords de la Bièvre par son amoureux Honoré Ulbach, celui du Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo » comme elle nous l’a expliqué dans un entretien paru dans Livres Hebdo en août 2013.
Insolente, provocatrice, insoumise, féministe, cette rousse médiatique toujours vêtue de noir et grande fumeuse de cigares était aussi une libraire passionnée et une éditrice souvent condamnée pour atteinte aux bonnes mœurs à cause des textes érotiques qu'elle publiait.
Une révoltée
Née le 15 août 1935, à Montmorillon, une petite ville du Poitou, où elle organisera plus tard un salon du livre, Régine Deforges n’avait qu’une envie : s’échapper. Elle n’était pas faite pour le cadre étriqué de sa province. Adolescente, en 1950, elle avait eu une histoire d’amour anodine avec une fille de son âge. Las, le journal intime où elle y narrait cette aventure lui a été volé. Rendu public, il a déclenché un scandale, l’obligeant à interrompre ses études. « On n’a pas idée de la violence que j’ai ressentie. C’était comme un viol. Quelques années plus tôt, on nous aurait tondues ! » avait-elle déclarée nos colonnes l’été dernier. Cette histoire, elle l’a racontée dans Le cahier volé. C’est aussi à cause de ce traumatisme qu’elle se refuse, alors, à écrire.
A l'ouverture du drugstore Publicis des Champs-Elysées en 1957, elle est embauchée comme libraire. La Guerre d’Algérie créé le déclic de sa conscience politique. Constamment engagée aux côtés de gens de gauche, elle a même tenu un temps une chronique dans L'Humanité – elle a notamment participé en 2004 à la mobilisation des intellectuels français en faveur de Cesare Battisti, réfugié italien menacé d'extradition. Elle fut aussi conseillère municipale socialiste dans les années 1990 de la ville de Montmorillon. Son autre combat fut le droit de mourir dans la dignité, signant un texte réclamant la dépénalisation de l’euthanasie.
Une amoureuse des livres
Libraire sur les Champs, elle vendait les livres par amour. Parmi les éditeurs qui publiaient des textes selon son goût, il y en a un qu'elle rêvait de rencontrer : Jean-Jacques Pauvert. Ils sont devenus amants et ont eu une fille ensemble, Camille (qui aujourd’hui s’occupe des auteurs chez Belfond et aux Presses de la Cité). C’est son deuxième enfant, après Franck Spengler, né de son mariage avec Pierre Spengler, Franck Spengler est aujourd’hui éditeur (les éditions Blanche chez Hugo & Cie). Elle a eu une autre fille, Léa, de son dernier mariage avec Pierre Wiazemsky connu comme dessinateur sous le pseudonyme de Wiaz, avec lequel elle a vécu jusqu’à la fin de sa vie.
C’est Pauvert qui l’incite à créer sa maison d’édition. On est en 1967. L’or du temps, en hommage à la phrase d’André Breton, publie des livres érotiques. A chaque fois ils sont saisis. Malgré mai 68, la Justice restait conservatrice et machiste. Après L’Or du temps, il y a eu deux fois les éditions Régine Deforges, puis Ramsay, jusque dans les années 1990. L'an dernier, elle constatait que « l’édition [avait] bien changé ». « C’est devenu un vrai business. Et les petits, souvent plus curieux que les grands, n’ont pas les moyens de leur politique » expliquait-elle à Livres Hebdo.
Une écrivaine tardive
Libraire, éditrice, il ne lui restait plus qu’à s’affranchir se sa peur d’écrire. Elle a publié son premier roman, Blanche et Lucie (Fayard), l'histoire de ses deux grands-mères, en 1976, et deux ans plus tard se confiait davantage dans Le Cahier volé (Fayard), qui devait son premier livre.
Sollicitée par l’éditeur Jean-Pierre Ramsay, qui souhaitait faire une collection de « remakes » des grands classiques, Deforges choisit Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell. Cela devient La Bicyclette bleue. La guerre de Sécession aux Etats-Unis se transforme en Occupation en France. A l’origine, il s’agissait d’une trilogie (101, avenue Henri Martin (1983) et Le Diable en rit encore (1985)). Finalement, elle a écrit dix tomes, en 26 ans. La saga fut traduite en 22 langues. Les héritiers de Margaret Mitchell l’ont aussi attaquée en justice pour contrefaçon. Mais cette fois-ci Deforges a gagné, en appel, après six ans de procédure éprouvante.
Deforges est l’auteure d’une cinquantaine d’ouvrages : des romans, essais, livres érotiques, mais aussi des contes. Elle peut même préfacer un livre sur le point de croix, une de ses passions. Son roman préféré reste La révolte des nonnes (Fayard, 1981), une histoire qui se passe dans le monastère de Sainte-Croix, à Poitiers, à la mort de Radegonde. Outre ses Mémoires, elle avait publié en 2013 aux éditions de la Différence, Les filles du Cahier volé, livre d’entretiens avec Léonardo Marcos, complété par un texte de Sonia Rykiel. Avec Manon Abauzit, elle évoquait la discrimination sexuelle et le lesbianisme.
Elle se plaignait de vieillir – « En esprit, je ne suis pas vieille, mais mon esprit et mon corps ne sont plus en accord. Je me sens fragile et je n'aime pas cela » expliquait-elle au journal Le Monde. L’écrivaine n’a pas beaucoup changé malgré l'âge, les multiples coups durs et ses nombreux éclats. On se souvient qu’elle démissionna du jury Femina par solidarité avec Madeleine Chapsal, exclue en 2006. Deforges ne se souciait pas de sa réputation sulfureuse : « Je suis toujours une emmerdeuse !»