Belle gueule, gros bras, bien sous tous rapports (surtout sexuels), Querelle attire la jeunesse de la région avec son profil posté sur le site de rencontre gay Grindr. Les ados affluent et font littéralement la queue pour coucher avec lui. « Les garçons ont fui les bancs de l'école quand il les baise avant de rentrer à l'usine, ils reviennent de partys avec leurs amies et ne dorment pas encore, tard dans la nuit, quand il les prend avant son quart. Et quand il se lève enfin avant midi, Querelle les baise encore avant de les reconduire chez les mères en pleurs. »
De Querelle on ne sait pas grand-chose au fond, il vient de Montréal. A-t-il 25 ans ou le double ? « Querelle ne se distingue pas par son intelligence mais dans ses coups de bassin scintille une autre forme de génie. » Son aura érotique est telle qu'on serait prêt à mourir pour lui, il en aurait même tué un, à ce qu'il paraît. Vrai ou faux, qu'importe, il dégage, le nouvel ouvrier de la Scierie du Lac inc. à Roberval. Roberval, « petite flaque sale de bungalows et d'unités commerciales de deux étages qui ronge une portion de rivage du lac Saint-Jean », bled paumé du Québec.
Si les mères sont inquiètes, les pères des adolescents fous de Querelle ne sont pas en reste : ils se font autant du mouron que des projections et sont obligés de partir en week-ends de chasseur pour se sodomiser entre eux afin d'assouvir leurs fantasmes les plus secrets. Querelle, c'est l'empêcheur de tourner en rond sexuel, l'ouvroir de libido potentielle. Querelle, cela rappelle évidemment Querelle de Brest de Jean Genet, dont Fassbinder tira un film. Le nom de ce personnage interlope, queer véritable, donne son titre au premier roman publié en France du Québécois Kevin Lambert.
Politiquement, le Don Juan de Montréal ne semble pas avoir de convictions fortes, il suit le mouvement. Les gars de la scierie sont en grève. Querelle sympathise surtout avec Jézabel, son alter ego féminin, femme libre aux aventures multiples et aux idéaux sociaux, qui arrondit ses fins de mois comme serveuse dans un bar. Piquets de grève, réunions syndicales, Kevin Lambert nous plonge dans un univers de contestations sociales, la version québecoise des « gilets jaunes », avec tout ce qu'il y a parfois d'ambiguïté dans ces expressions de désarroi - un monde déliquescent face à la mondialisation ultralibérale et la fin programmée des ressources naturelles. L'écrivain mêle aux ébats de son protagoniste une intrigue de lutte ouvrière. Les « piquetiers » Fauteux, Charlish, les patrons de la scierie, les Ferland père et fils, Judith la sœur de « Jez » qui travaille pour la direction, son facho de mari Luc, les antisyndicalistes, les forestiers qui craignent pour leur boulot... la faune de Querelle est haute en couleur.
Dans cette « fiction syndicale », Kevin Lambert réussit avec brio cette hybridation de naturalisme ironique façon Bégaudeau et de lyrisme cru dans la veineEden, éden, édende Guyotat. Les dialogues sont truffés d'expressions vernaculaires, d'argot, de jurons pur jus : « talheure» (tout à l'heure), « astheure » (à cette heure), un « frais-chié », « tu verras plus rien que ça avec tes petits yeux de ciboire du bordel de saint sacrement d'hostie de pute à christ...». Et parce queQuerelleest aussi une manière de roman d'amour, une déclaration à l'éponyme héros viril et doux, ça pourrait se terminer très mal, comme souvent. Un trio de « ragazzis pleins d'amour et de haines» rôde et l'on pressent comme une fin pasolinienne.
Querelle
Le Nouvel Attila
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 19 euros ; 240 p.
ISBN: 9782371000810