En l'espace d'une vingtaine d'années, le marché de l'occasion a opéré un grand déménagement sur internet. Un livre d'occasion sur deux a été acheté sur la toile en 2022, contre un sur cinq pour le livre neuf. Des étals des bouquinistes et des libraires, il s'est largement déplacé sur les « marketplaces » ou « places de marché », « un type de plateformes numériques dont le rôle vise à mettre en relation directe l'offre - des professionnels ou des amateurs - et la demande1 ».
Une mutation dont témoignent les succès d'Ebay (créé en 1995), de Price-Minister-Rakuten (2000), des places de marché d'Amazon (2003), de la Fnac (2009), et de Facebook (2017). Ou encore celui rencontré par Leboncoin (2006) et par Vinted (2013 en France), qui sont les plus citées comme sources d'approvisionnement et/ou de revente, d'après l'étude menée par la Sofia et le ministère de la Culture sur le livre d'occasion.
Un produit d'appel
Entre janvier et août 2023, Leboncoin a ainsi reçu 45 millions de visites vers la catégorie livres, laquelle propose 6,3 millions d'annonces, dont 13 800 seulement déposées par des professionnels. « 80 % de nos échanges se font en direct entre un acheteur et un vendeur, auquel cas nous ne percevons aucune commission », précise Mathilde Hunou, directrice marché biens de consommation et small business. Représentant 10 % du contenu du site, le livre se porte bien, avec une croissance annuelle de 10 % à 12 %. Mais il est aussi, peut-être surtout, un produit d'appel efficace. « De nouveaux utilisateurs entrent par cette catégorie-là, avant d'en visiter d'autres », indique Mathilde Hunou. Depuis 2021, la plateforme a par ailleurs facilité le dépôt d'annonces avec un outil de scan ISBN.
Une simplicité d'utilisation qui a fait le succès de Momox, une entreprise allemande fondée en 2004 et active en France depuis 2011. Sur son application de rachat de biens culturels, l'internaute scanne l'ISBN du livre qu'il veut revendre. Momox lui annonce alors s'il est repris, et à quel prix - déterminé par algorithmes, comme sur bien d'autres plateformes, en fonction de différents facteurs tels que le prix de l'article neuf, l'offre et la demande, l'état du livre, les frais annexes dont la logistique... Le revendeur envoie ensuite ses ouvrages vers l'Allemagne, et reçoit un virement quelques jours plus tard.
Stockés dans des entrepôts à Leipzig et à Szczecin en Pologne, les quelque 12 millions de livres détenus par Momox (dont 4 millions en français) sont ensuite vendus sur quinze marketplaces externes comme Ebay et Amazon, où il est le premier revendeur de livres de seconde main, et sur son propre site. « Nous y réalisons maintenant plus de la moitié de nos ventes », souligne Heiner Kroke, directeur général de Momox qui enregistre un chiffre d'affaires de 52,7 millions d'euros en France (sur un CA global de 336,6 millions en 2022). Une popularité grandissante qui lui a permis, cet été, de lancer Momox Fashion sur le territoire français.
Marge réduite pour les « petits » détaillants
Si Momox considère sa présence sur les marketplaces comme « inscrite dans [son] ADN », les librairies d'occasion indépendantes sont elles aussi présentes sur les places de marché, mais parfois à contrecœur. Outre les commissions (8 à 15 % du montant de la transaction), les plateformes peuvent prélever des frais d'abonnement, des prestations marketing et logistique, ainsi que des frais de port, réduisant d'autant la marge des détaillants sur chaque transaction.
Parmi les revendeurs professionnels qui bousculent la donne, figurent aussi des acteurs de l'économie sociale et solidaire ayant récemment investi le marché comme Recyclivre, ou ayant numérisé une activité commerciale déjà bien rodée, à l'instar d'Emmaüs qui a créé en 2016 son « Label », une coopérative et un site de vente en ligne. « 30 millions de livres sont donnés à Emmaüs chaque année », rappelle Maud Sarda, directrice de Label Emmaüs où le livre est désormais la première catégorie en nombre d'objets vendus. « Nous avons créé des plateformes régionales qui récupèrent tout ce que nos magasins physiques n'arrivent pas à écouler, ainsi que deux entrepôts logistiques », explique-t-elle.
Les invendus, une nouvelle occasion ?
Les 2 millions de livres référencés sur Label Emmaüs proviennent ainsi des boutiques du mouvement mais aussi d'associations et entreprises solidaires. Un stock qui est également commercialisé via d'autres canaux, comme celui de la Fnac. « Depuis le début de l'année, 100 000 exemplaires ont trouvé preneur alors que la période la plus intense n'est pas encore passée, ça décolle vraiment ! », se réjouit Maud Sarda, indiquant une hausse des ventes de 30 % par rapport à la même période en 2022.
Interrogée sur la non-rémunération des auteurs et des éditeurs par le marché de l'occasion, la directrice renvoie à une coopération possible avec la chaîne du livre, notamment sur les invendus. « Il y a des modèles dans l'occasion qui sont extrêmement marchands, et puis il y a tout l'univers de l'occasion historique qui est plutôt associatif et solidaire et qui est aussi confronté à ces géants-là, introduit-elle. Un livre sur quatre est détruit alors qu'il est fraîchement édité : nous militons pour que les associations puissent récupérer ces livres, plaide Maud Sarda. Si nous pouvions avoir des ouvrages recherchés et de bonne qualité, notre modèle économique serait un peu plus rentable. Nous pourrions ainsi dégager de l'argent pour les auteurs et nous le ferions avec grand plaisir ». Une occasion à saisir ? S. L.