Stratégie

Placer sa librairie au cœur de la cité

Lecture par Yannick Haenel, librairie Le Comptoir des mots, Paris. - Photo Olivier Dion

Placer sa librairie au cœur de la cité

Un nombre croissant de libraires pensent à des stratégies globales pour améliorer leur visibilité, s’imposer au centre de la vie culturelle de leur zone de chalandise et élargir leur clientèle. Jusqu’à accueillir des concerts, des "apéros-quiz", des cours de japonais… Le chiffre d’affaires suit.

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Par Cécile Charonnat
Créé le 04.03.2016 à 01h00 ,
Mis à jour le 04.03.2016 à 10h44

A leur palette déjà riche, les libraires sont en train d’ajouter une nouvelle couleur. "Les clients, les institutions partenaires, tout nous incite à densifier notre activité pour tendre vers une nouvelle librairie, celle qui ne se contente plus de vendre des livres mais se doit d’endosser le rôle d’acteur culturel", souligne Philippe Thiéfaine, directeur de la librairie La Passerelle, à Dole (Jura). Pour répondre au mieux à ce nouvel impératif de leur métier, les libraires déploient des pratiques culturelles innovantes et n’hésitent plus à sortir du cadre strict du livre pour faire de leurs magasins des "lieux multiples où existent toutes les propositions", constate Damien Bouticourt, de Maupetit à Marseille. Il s’agit à la fois de gagner en visibilité, de créer une dynamique forte autour de la librairie pour en faire l’acteur central du livre sur son territoire, et de continuer à faire croître le chiffre d’affaires "en transformant tout en livre", plaide Frédéric Versolato, fondateur et dirigeant de 47° Nord, à Mulhouse.

"Les rapports que l’on entretient avec sa municipalité et les bibliothécaires demeurent prépondérants." Cécile Bory, librairie Georges, Talence- Photo OLIVIER DION

S’attacher des personnes ressources

Pour placer sa librairie au centre de la vie culturelle de sa ville, "les rapports que l’on entretient avec sa municipalité et les bibliothécaires restent prépondérants, rappelle Cécile Bory, qui dirige la librairie Georges, à Talence. Selon leur qualité, il sera plus ou moins facile de réfléchir ensemble à des manifestations ou de s’intégrer dans la programmation culturelle." Il en va de même avec les écoles, ou les journalistes locaux, avec qui Frédéric Versolato entretient "d’excellentes relations". Il leur envoie son programme d’animation et leur fournit des services de presse. "Une demi-page sur un auteur ou une rencontre avec mention de la librairie fait office de campagne de communication et rappelle aux gens que nous existons", explique le libraire.

Il faut faire des librairies des "lieux multiples où existent toutes les propositions". Damien Bouticourt, Maupetit, Marseille- Photo LIBRAIRIE MAUPETIT

Aller chercher le client

Salons, conférences, débats, festivals, les libraires sortent de plus en plus de leurs murs. "Cela nous permet de toucher des publics auxquels nous n’aurions pas accès. A nous de ramener en librairie ces gens qui nous découvrent", témoigne Cécile Bory. Spécialisée en jeunesse et ouverte à la littérature, Magali Kergosien, du Matoulu, à Melle, place aussi sa table de livres dès qu’il y a "un événement dans le coin". Plus traditionnellement, elle prend sa valise de livres pour circuler dans les collèges et les lycées afin, notamment, de faire participer les élèves aux achats des CDI. "Cela forge une autre relation aux livres", confirme Emily Vanhée, des Lisières à Roubaix, qui participe à une opération de sensibilisation des jeunes à la librairie lancée conjointement par le rectorat, la direction régionale des affaires culturelles et l’association Libr’Aire

Nouer des partenariats

S’il est assez naturel pour les libraires de démarcher des institutions culturelles telles que les médiathèques, les théâtres ou les cinémas, certains n’hésitent pas à s’associer à des partenaires œuvrant loin du champ d’activité de la librairie. Maupetit, à Marseille, organise des dîners-rencontres VIP dans les salons de l’hôtel Sofitel, alors que Frédéric Versolato a demandé le soutien du Crédit mutuel pour financer son atelier pour enfants. Poussant la démarche encore plus loin, Mollat, à Bordeaux, a conçu un programme de fidélité avec 25 partenaires, transformant sa carte en un véritable passeport culturel.

Héberger des associations et des activités

Trois associations résident à La Passerelle, à Dole. Philippe Thiéfaine leur offre son espace pour leurs assemblées générales et leurs manifestations. Ayumi, cercle franco-japonais, prodigue ainsi l’enseignement du japonais dans le café de la librairie chaque mercredi après-midi et "[les] ouvre à un public plus varié", note le libraire. Dans la même logique, Nicolas Dupèbe et Caroline Diaphaté abritent, depuis le déménagement de leur librairie Le Festin nu, à Biarritz, sept à huit ateliers créatifs hebdomadaires, élaborés avec un réseau de professionnels du monde culturel "qui avaient envie de partager leur savoir-faire mais ne trouvaient pas de lieu pour transmettre", précise le libraire. Un droit d’entrée, de 15 à 20 euros, a été fixé, qui permet la rétribution des intervenants et sur lequel les libraires retirent une petite commission faisant office de loyer.

Repenser les animations

Parce que la rencontre littéraire fait de moins en moins recette et que "le plus dur aujourd’hui, c’est de réunir les gens autour de la littérature et du roman", constate Frédéric Versolato, les libraires inventent de nouvelles formes d’animation : cafés, petits-déjeuners ou apéros littéraires, résidences d’auteur ou lectures. La formule des Lisières "Une histoire, une soupe et au lit" rencontre un bon écho. Non seulement elle comporte un aspect convivial apporté par le partage d’une soupe, mais "la lecture, mise en scène par des comédiens, efface la peur des clients de ne pas avoir lu le livre ou de ne pas savoir quoi dire à l’auteur", observe Emily Vanhée. Les libraires cèdent également volontiers leur place de prescripteur, faisant intervenir clients ou auteurs alors chargés de dresser leur liste de livres de chevet ou de leurs coups de cœur du moment. Pour "sortir des automatismes du libraire", Philippe Guazzo, du Comptoir des mots (Paris 20e), a imaginé une Ronde littéraire originale : un écrivain est invité pour présenter l’œuvre d’un confrère ou d’une consœur, qui prend le relais lors de la rencontre suivante.

Elargir son champ

L’exploration de thématiques extérieures à la littérature, en lien avec les particularités locales, se révèle également porteuse. A La Passerelle, les conférences autour du vin et du patrimoine "font salle comble à chaque fois", note Philippe Thiéfaine. De même celle sur la psychanalyse et l’histoire (47° Nord), la danse et l’architecture (Quai des brumes, Strasbourg), les sciences et la philosophie (librairie Georges). Certains vont jusqu’à sortir du domaine du livre en accueillant des concerts, des vignerons, des tricoteuses, des apprenants de la langue des signes ou des séances de méditation ou de pratiques du bien-être, comme le fait chaque samedi à Rouen Catherine Dincq dans son Lotus. Le jeu constitue également une bonne clé pour attirer de nouvelles têtes, comme à Laval où M’Lire a mis en place un "apéro-quiz", ou pour améliorer les rotations, comme à L’Autre Monde, à Avallon, qui propose aux enfants, deux mercredis par mois, de tester les jeux présents dans les rayonnages.

Fixer des rendez-vous réguliers

Chaque samedi, il se passe quelque chose chez Maupetit : ateliers de contes pour enfants, d’écriture, de philosophie ou enregistrement d’une émission sur l’actualité du livre à Marseille, "Obsession textuelle". "Cela structure notre programme d’animations et fidélise les clients. Ils deviennent plus attentifs à la librairie en général lorsqu’il existe des rendez-vous réguliers", affirme Damien Bouticourt. Le même objectif et la volonté d’animer le rez-de-chaussée du magasin ont poussé Corneille (Laval) à imaginer des nocturnes chaque premier jeudi du mois. De 19 à 22 heures, se succèdent concerts, conférences, démonstration de jeux, expositions ou présentations de coups de cœur en librairie.

Cyril Malagnat : sortir de l’empirisme

"Les libraires disposent de données sur leur public grâce à leur logiciel de gestion et à leur carte de fidélité, mais ils ne les exploitent pas suffisamment." Cyril Malagnat- Photo DR

Ancien directeur d’une agence de communication et de marketing, Cyril Malagnat a racheté en 2011 Rev’en pages, librairie spécialisée jeunesse à Limoges, qu’il a quittée en juillet 2015. Depuis, il travaille à la création dans la même ville d’un café-librairie-galerie, un lieu où il souhaite proposer une offre culturelle étendue et dont l’ouverture est programmée au second semestre.

Cyril Malagnat - Les libraires sont riches d’idées et très créatifs pour proposer des événements culturels et animer leur magasin. Partout des initiatives originales naissent, mais elles ne sont pas exploitées jusqu’au bout faute de temps, de moyens et de connaissances, en marketing notamment. L’étude de l’Obsoco [réalisée pour les Rencontres nationales de la librairie en 2013] le montre : la demande des clients existe mais moins d’un sur deux assiste aux événements organisés par les librairies, et l’évaluation qu’ils en font reste moyenne. Il existe donc une marge de progression pour améliorer cette offre. Cela passe par l’élaboration d’une stratégie globale.

Une des forces de la librairie indépendante, c’est son particularisme, qu’il faut maintenir mais conjuguer avec les grandes orientations du marketing. Il n’existe donc pas une stratégie unique mais beaucoup de stratégies à développer en fonction du point de vente. Cela suppose d’abord un recul sur sa librairie, sur ce qu’elle représente et sur la manière dont elle se positionne dans sa zone de chalandise. L’autre enjeu majeur réside dans la connaissance de son ou de ses publics. Dans ce domaine, la démarche des librairies reste très empirique. Ils disposent la plupart du temps des données grâce à leur logiciel de gestion et à leur carte de fidélité, mais ils ne les exploitent pas suffisamment.

Tout existait dans cette librairie : un public captif et une reconnaissance liée à son fonds et à la qualité de ses conseils. Il ne me restait qu’à faire vivre cela. Nous avons travaillé en suivant deux axes : la collecte d’informations, à travers notamment les bulletins-réponses des jeux concours que nous organisions, et la carte de fidélité, que nous avons scindée en deux. L’une était dédiée au grand public et l’autre aux professionnels, en particulier les enseignants. L’idée était d’élaborer une offre de services et d’animations "privilèges" spécifique à chaque public. La recette a vite pris, et cela a donné une nouvelle dynamique à la librairie, qui est devenue force de proposition sur sa zone de chalandise.

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