Les textes de Paul Preciado font toujours l'effet d'une bombe. Dès son Manifeste contra-sexuel, publié en 2000, il appelait à la dissolution des genres pour une prise en compte des humains non plus en tant qu'hommes ou femmes, mais en tant que corps. Dans Testo junkie (2008), s'adressant à son ami Guillaume Dustan, il faisait le récit de sa transformation, de ses expériences amoureuses et sexuelles et de son addiction à la testostérone. Il adoptait alors un genre aujourd'hui très en vue dans le paysage littéraire, qu'il a initié et explicité sous le terme d'autothéorie. Partir de l'expérience vécue, de l'intime, se situer dans l'analyse intellectuelle que l'on compose, tel est le credo de l'écriture et de la réflexion du philosophe. Car c'est bien une pensée en vie, en train de se faire, qui s'exerce chez Preciado. Une pensée en devenir qui se présente en tant que telle. Loin de se cacher derrière l'apparat d'une pseudo-objectivité scientifique, il assume et traduit l'impact de l'environnement sur la pensée et sur le corps : des accidents, des combinaisons nées de rencontres fortuites qui altèrent la lecture artificiellement linéaire du monde. Preciado adopte la souplesse imposée par une réflexion qui se construit à partir de sa déconstruction. Et cela, dans une démarche radicalement performative. « La question n'est plus de savoir qui nous sommes mais ce que nous voulons devenir. » Dysphoria mundi poursuit ce travail de façon cohérente.
À partir du terme médical « dysphorie de genre », que Preciado qualifie de « caractérisation pathologique de la transsexualité », le philosophe développe une analyse philosophico-politique de notre époque, explorant son propre quotidien, alors envahi par les effets du Covid. « Wuhan est partout. » Il dresse un sombre portrait du contemporain, établissant des liens entre différentes époques, notamment entre la propagation du Sida et celle du Covid, ainsi qu'entre les différentes façons dont les gouvernements les ont gérées, dénonçant leurs abus et leurs écueils.
« Contrairement à nos ancêtres, nous n'avons pas été confinés. Nous avons été numérisés de force. » Il rappelle les responsabilités des politiques en termes d'écologie et celles de la médecine, soulignant notamment les bénéfices considérables générés par l'industrie pharmaceutique pendant la crise du Covid. Comment le virus transforme-t-il le rapport politique des corps ? Telle est la question en suspens dans tout le livre. Lui-même affecté par un Covid long, Preciado témoigne de l'altération de sa santé et de son quotidien, et par extension, de celles qu'ont connues tous les corps de la planète, contaminés ou non. Alternant les passages théoriques et ceux plus poétiques comme ses poèmes-prières, adoptant parfois même un ton prophétique et parodique, Preciado poursuit, dans Dysphoria mundi, le mouvement révolutionnaire initié dès ses premiers textes. « Il n'y aura pas de changement possible qui n'implique pas une mutation de nos propres processus de subjectivation politique, de nos modes de production, de consommation, de reproduction, de nomination, de relation, de nos manières de représenter, de désirer, d'aimer. »
Dysphoria mundi : la révolution qui vient
Grasset
Tirage: 9 000 ex.
Prix: 22 € ; 400 p.
ISBN: 9782246830641