La Fnac aborde un tournant majeur de son histoire avec son projet de rachat de Darty. Le 20 novembre 2015, elle a déposé une offre ferme pour acquérir 100 % du spécialiste de l’électroménager. Valorisant ce dernier à 850 millions d’euros, l’opération doit être financée par un échange de titres boursiers à raison d’une action Fnac pour 37 actions Darty, avec une alternative partielle en numéraire à hauteur de 95 millions d’euros. Sous réserve d’obtenir le feu vert des autorités de la concurrence et des actionnaires des deux entreprises, le P-DG de la Fnac Alexandre Bompard veut créer "un leader de la distribution de produits techniques, culturels et électroménagers en France", capable de tenir la dragée haute à Amazon.
Avec près de 600 magasins, dont 380 en France, le futur ensemble pèserait 7,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 5,6 milliards en France. Le rapprochement fait sens d’un point de vue industriel. D’après la Fnac, il permettrait de dégager "85 millions d’euros de synergies annuelles", dont la moitié proviendrait de l’amélioration des conditions d’achats de marchandises en produits bruns, gris et petit électroménager, et l’autre moitié de l’optimisation de la logistique et du transport, de l’intégration de certaines fonctions support et des achats de prestations de services. Le service après-vente de Darty, qui bénéficie d’une image forte, pourrait aussi avoir séduit la Fnac alors qu’elle accentue sa diversification vers les produits techniques.
Le maintien des deux marques
Pour les analystes financiers, l’opération marque pour la Fnac le passage d’une stratégie de gestion de crise, avec de sévères plans d’économies, à une nouvelle dynamique de développement. Mais sur le marché du livre, que la chaîne domine depuis près de quarante ans, elle suscite aussi beaucoup de questions. Comment s’organisera le nouveau groupe ? Le parc de magasins se réduira-t-il, comme les analystes l’anticipent, de 15 à 20 points de vente pour éviter les doublons et satisfaire les probables exigences des autorités de la concurrence ? Comment évoluera l’offre au sein des deux enseignes ? Darty vendra-t-il des livres ? La Fnac développera-t-elle ses rayons d’électroménager "comme ce fut le cas dans les années 1960", rappelle Vincent Chabault, maître de conférences en sociologie à l’université Paris Descartes et auteur de La Fnac, entre commerce et culture (Puf) ? Quelle place conservera le livre au sein du nouvel ensemble ?
Actuellement, le premier libraire de France revendique une part de marché de l’ordre de 16 %. Or, au sein du groupe fusionné, le livre ne pèserait guère plus de 8 % du chiffre d’affaires global contre plus du double aujourd’hui. Les cassandres s’interrogent sur le rôle qu’il pourrait jouer dans une offre élargie, n’hésitant pas à pointer le cas d’Amazon qui, à force de diversifications, a fait du livre un produit d’appel dans une stratégie essentiellement multiproduit. A ce jour, la Fnac, sans encore communiquer sur ses intentions opérationnelles, a au moins manifesté sa volonté de maintenir les deux marques, une intention plutôt rassurante pour le livre, qui reste un pilier économique et culturel pour l’enseigne au logo moutarde.
Le livre "au cœur de l’offre"
Cette dernière laisse d’ailleurs entendre que des initiatives fortes seront annoncées dans le courant du premier semestre 2016 dans ce secteur "plus que jamais au cœur de l’offre" selon Laurent Glépin, directeur de la communication de la chaîne. Confirmant le propos, Coralie Piton, directrice du livre et de la stratégie de la Fnac, annonce de son côté un travail sur l’amélioration des performances de la librairie, avec dès janvier une extension du nombre de magasins pilotés depuis la centrale, qui marquera une nouvelle étape de la centralisation du groupe de distribution (lire l’encadré ci-contre).
A ce stade, les professionnels du livre oscillent entre perplexité, confiance et inquiétude. "Tout ce qui renforce mes clients me rassure, lance Julien Papelier, directeur général de Média Diffusion. Si le rachat de Darty permet à la Fnac d’augmenter ses marges, elle n’aura que plus de moyens pour travailler et dynamiser ses offres." "Quand quelque chose est bon pour un client, c’est bon pour nous", estime de même Francis Lang, directeur commercial d’Hachette. Cependant, pour Françoise Benhamou, économiste spécialiste de la culture et des médias, blogueuse sur le site Livreshebdo.fr, le rachat de Darty par la Fnac "n’est pas une bonne nouvelle pour la culture car le livre risque d’être en concurrence avec des produits dont les marges et les coûts de gestion sont différents".
Menaces sur la logistique
Pour Hélène de Laportalière, directrice commerciale de la Sodis : "Les risques concernent surtout une éventuelle réorganisation logistique qui pourrait être motivée par la volonté de pousser les synergies dans ce domaine. Il ne faudrait pas que cela ait un impact sur la façon de commercialiser les livres." Claude Tarrène, directeur commercial du Dilettante, s’inquiète pour sa part des menaces qui pèsent sur le personnel de la Fnac, avec d’éventuels transferts entre les équipes qui entraîneraient des pertes de compétences.
Mais ces questions risquent fort de rester sans réponse jusqu’à la concrétisation définitive du rachat de Darty qui, en raison de l’instruction du dossier par les autorités de la concurrence et des assemblées générales d’actionnaires des entreprises concernées, a peu de chance d’avoir lieu avant l’été prochain.