Les faits : 8 mai 2002, un attentat fauche onze techniciens français de la Direction des constructions navales et quelques destins collatéraux devant l'hôtel Sheraton de Karachi. Aucun lien ne sera établi entre ce carnage et la vente par la France de trois sous-marins à l'État pakistanais, mais des rétrocommissions occultes et autres éclaboussures financières feront tanguer pas mal de nos grandes figures politiques.
La fiction : vingt ans plus tard, Olivier Truc tire quelques fils restés noués pour tisser un nouveau canevas dense et passionnant. Nous connaissons sa série d'enquêtes de la Police des rennes, dont l'incontournable Dernier Lapon, symbiose obligée et littéraire de ses fonctions de correspondant du quotidien Le Monde à Stockholm. Le voici plus à l'Est, en terrain forcément miné. Entre Cherbourg et Karachi, entre hier et aujourd'hui. Tout en fuyant les pièges d'un didactisme facilement pénible, l'auteur conte plus qu'il ne raconte. Pour aérer les chapes de plomb locales, mille-feuilles suffocants de tradition, de corruption, de religion, de pollution, sa version de ces sentes obscures s'agrège autour de parcimonieux vers de poésie ourdoue (principalement extraits du recueil Reflets du Ghazal, anthologie de la poésie ourdoue, publié chez Buchet Chastel en 2006) et d'une galerie de personnages mesurés. Il y a Sara, en figure de proue de la présence compliquée et contestée d'officiers féminins au sein de l'armée pakistanaise. Il y a Marc, revenu cabossé de l'attentat, ou Claude, l'ami embarrassé et collègue qui n'y était pas. Il y a Greg, Gulzar, Firaq. Il y a Jef surtout, fils de Claude, ami de Greg et soutien de Marc. Jef : insignifiant journaliste d'une gazette du Cotentin qui ne peut se résoudre au silence étatique et sort du bois incendié, du brasier terroriste, pour partir prospecter et enfin se mesurer à ses rêves de grand reporter.
Rien ne sera simple dans un pays qui voile les corps autant que les permissions légitimes, mais à force de gratter les silences, les cicatrices s'épanchent et suintent. Des héros descendent du piédestal, d'autres y montent malgré leurs choix de braves, plus portés sur l'ombre et l'abnégation que sur la lumière et les honneurs. Mais de ceci nous ne parlerons pas, puisqu'il s'agit bien d'un roman, puisque les sentiers restent à arpenter et à découvrir, puisque les grands yeux et les lèvres de Sara « décuplent l'éternité », puisque les chicanes et revers y sont nombreux. Sur ce terrain des volte-face, Olivier Truc excelle. Il fait se croiser les omissions d'État et les non-dits des hommes en un labyrinthe où chaque bifurcation vire en choix de vie, lumineuse ou recluse. Il rappelle également en filigrane qu'il n'existe pas de cultures antinomiques, juste des frontières pour dicter les conflits et les drames, voire justifier les arrangements commerciaux. Il en profite même pour habilement souligner l'universalité des sentiments parentaux par une similitude intercontinentale de rapports père/fille pakistanais et père/fils normands : pour résumer, on ment et protège autant au Pakistan qu'en France. « L'imagination est l'ennemi du journaliste » : pas celle d'Olivier Truc en tout cas.
Les sentiers obscurs de Karachi
Métailié
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 19,60 € ; 272 p.
ISBN: 9791022612227