Le pavillon des hommes. « Chacun de nous est un malade mental potentiel. Le normal est une illusion. Nous sommes tous assis à califourchon entre notre univers intérieur et le monde extérieur. » Cet équilibre précaire le devient encore plus si l'on bascule dans un nouvel environnement où règne la fragilité. Görbersdorf a réellement existé. Situé dans les montagnes polonaises de Silésie, ce château en briques rouges abritait jadis un sanatorium. C'est là qu'arrive le jeune et sensible Wojnicz en 1912. Atteint de tuberculose, il vient y suivre des soins particuliers. « Les bacilles de Koch. Les malades ne comprennent pas leur animosité belliqueuse. » Et les cures, complexes, suscitent des états d'âme. « Le chaos que chaque être humain porte en lui comme une énorme charge invisible, qu'il traîne sa vie durant, allez savoir pourquoi. Son propre Moi. » Le temps interminable pousse à se regarder dans le miroir... « Ici, tous les patients semblent astreints à combattre la fièvre, à reprendre des forces, à se donner mutuellement du courage, à rétablir un ordre, là où l'empire de la maladie a provoqué l'anarchie. » Or la cohabitation ne s'avère guère harmonieuse. Les tuberculeux, aux corps affaiblis, se sentant prisonniers du lieu pourtant situé au milieu d'une nature a priori paisible, plongent dans la dépression. Alors pour tromper l'ennui, rien de tel que des discussions infinies. La maladie, la vieillesse ou la mort incitent à la réflexion et suscitent des débats moins houleux que les sujets sociopolitiques. « La liberté, la démocratie peuvent exister, mais sans exagération », estime l'un. Tandis qu'un autre, plus lucide quant à son époque, soutient : « La nation est une invention. Un seul État-nation n'a aucun sens, sa raison d'être est la confrontation et la différenciation. Tôt ou tard, cela mène à la guerre. » Il ne se trompe pas, elle ne tardera pas. Cependant, c'est surtout le sexe opposé qui les préoccupe... Au sein de ce cercle exclusivement masculin, les femmes ne reçoivent aucune considération puisque « l'homme structure en quelque sorte l'identité individuelle de la femme ». Dans la sphère intime, elles sont l'objet de toutes les moqueries. « Un homme doit être au-dessus de tous ces sentiments, ces désespoirs visqueux, ces larmes. Toutes ces choses que les femmes adorent... » Or, comme le découvre le protagoniste, ces messieurs « souffrent de l'absence des femmes, tout en ayant peur des femmes, parce qu'ils ne savent pas s'y prendre avec elles ». Elles s'avèrent néanmoins omniprésentes à travers des voix fantomatiques et énigmatiques, qu'Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature 2018, donne à entendre ici et là. L'autrice, véritable chirurgienne stylistique, imagine une ambiance à la Kafka, aux accents d'Elfriede Jelinek, où tout semble étouffant. La mort rôde en nous rappelant l'imminence de la guerre. La violence des hommes s'oppose au silence de la nature. « Cet endroit est maudit. » En est-il de même de l'humanité ? « Les gens vont toujours devoir payer pour leur curiosité et leur désir d'améliorer le monde, c'est inscrit dans notre destinée. » Mais cette évocation de la mort ne pointe-t-elle pas l'urgence de vivre ?
Le banquet des Empouses. Roman d'épouvante naturo-pathique
Noir sur blanc
Tirage: 10 000 EX.
Prix: 23 € ; 304 p.
ISBN: 9782882508669