BD jeunesse

Mortelle Adèle est-elle la Fifi Brindacier des années 2020 ?

Avec ses couettes rousses, Adèle peut être rapprochée d'un autre personnage célèbre de la littérature de jeunesse : Fifi Brindacier. - Photo © Mr Tan et Diane Le Feyer d'après l'œuvre créée par Mr Tan et Miss Prickly

Mortelle Adèle est-elle la Fifi Brindacier des années 2020 ?

Sept millions d'exemplaires, un album de musique à l'automne, une série télévisée en 2022... L'irrésistible héroïne à couettes créée par Mr Tan et Diane Le Feyer et publiée chez Tourbillon-Bayard n'en finit pas de collectionner les succès et de dominer les meilleures ventes.

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Par Mathilde Lévêque,
Créé le 10.09.2021 à 11h30

Volontiers cruelle, elle transgresse certains stéréotypes du féminin. Mais jusqu'où est-elle féministe ? Est-elle la petite fille spirituelle de Fifi Brindacier (à couettes elle aussi) ou la descendante de Crasse-Tignasse (1844) ? En quoi renouvelle-t-elle ce genre de littérature jeunesse ?

Lorsqu'elle tente d'apprendre à parler à Owen, le zombie qu'elle a créé, Adèle explique à Magnus, son ami imaginaire, qu'elle a établi une liste des mots importants comme « révolution », « désobéissance » et « revendication ». Ces trois mots essentiels résument le programme de l'héroïne aux couettes rousses adorée par les jeunes lecteurs, et qui mène au fil des volumes une guerre acharnée contre l'éducation des parents, les règles de l'école et les clichés abrutissants de la féminité. Adèle revendique sa liberté d'action, de pensée et de mouvement, avec une prédilection pour l'horreur et la cruauté : ce qui fait le délice des lecteurs peut aussi déranger les parents attentifs à la portée morale et éducative de la littérature de jeunesse. Avec des ventes qui totalisent plus de sept millions d'exemplaires pour les 20 volumes de la série, sans oublier les produits dérivés, des jeux de société à la chanson en passant par le matériel de papeterie, Mortelle Adèle est l'un des plus grands succès de la littérature jeunesse de ces dix dernières années. Poussez-vous les moches, qu'on essaie de savoir un peu en quoi cette héroïne bouscule les stéréotypes de genre et plus largement les codes de la littérature de jeunesse.

Le plaisir de la série

Mortelle Adèle est avant tout une série et, à ce titre, les volumes reposent sur des mécanismes propres à ce type de production culturelle. La série repose sur un personnage central, Adèle, et sur un ensemble de personnages récurrents, présentés au début de chaque nouvel opus par Adèle elle-même. Ses deux animaux de compagnie, Ajax le chaton et Fizz le hamster, l'ami imaginaire, les camarades de classe et la famille constituent une constellation de personnages stables : le lecteur, avant même de lire un nouveau titre, sait qu'il lit un Mortelle Adèle à savoir un livre qui rassemble des éléments attendus auxquels s'ajoutent de petites variations.

Mortelle Adèle
Mr Tan et Diane Le Feyer.- Photo © GERALDINE ARESTEANU

Lire un Mortelle Adèle, c'est anticiper le plaisir à retrouver un personnage familier - Adèle d'ailleurs ne grandit pas - et des rapports déjà connus entre les personnages - la guerre ouverte contre Jade et Miranda, l'amour déçu de Geoffroy, les gags autour d'Ajax et de Fizz. C'est découvrir, à partir d'une structure familière au lecteur, quelques nouveautés, qui créent des effets d'attente d'un volume à l'autre et évitent la monotonie : ainsi le coup de foudre d'Adèle à la fin du volume 3, ou la création d'Owen le zombie à la fin du volume 5.

Rousse collection

Centrer une série sur un personnage féminin fort n'est pas une nouveauté dans la littérature de jeunesse : dès les années 1950 et 1960, les enquêtes menées par Alice, les sœurs Parker ou Fantômette séduisent les lecteurs, tout comme les albums de Caroline. Ce qu'Adèle apporte de nouveau, c'est de faire voler en éclats les codes de la féminité et d'apporter au personnage féminin une dimension ouvertement transgressive voire monstrueuse (Caroline ne martyrise pas ses animaux et pas une goutte de sang n'est versée dans les enquêtes de Fantômette), ce qui était plutôt le cas auparavant dans le roman non sériel comme Fifi Brindacier, largement censurée avant sa retraduction en 1995, ou dans l'album avant-gardiste apparu dans la mouvance de 1968 - pensons à Marcelline Le Monstre, dans la collection « Un Livre d'Harlin Quist ».

Au mode de lecture sérielle qui assure le retour de l'héroïne aux couettes s'ajoute une logique de collection : les jeunes lecteurs sont aussi des consommateurs, qui peuvent retrouver leur héroïne préférée aussi bien en librairie qu'au rayon culturel des grandes surfaces. Le choix d'un récit en bande dessinée de peu de cases (entre trois et six) et peu de texte permettent aux lecteurs d'accéder très tôt à un mode de lecture autonome : nul besoin des adultes et encore moins des parents pour lire les aventures d'Adèle.

La périodicité des publications (à raison de deux volumes par an environ, paraissant au printemps et à l'automne) fidélise aussi les lecteurs dont l'attente est comblée par des tomes collectors, une série dérivée autour du personnage d'Ajax, des extras et, depuis 2019, un magazine. La périodicité entretient le désir de lire et d'acheter les volumes de la série qui, conçue comme une collection, crée une logique de consommation : les lecteurs chercheront à compléter la série en achetant les volumes qu'ils ne possèdent pas. Le volume 14, Prout atomique fonctionne même à la manière d'un prequel en mettant en scène une Adèle bébé qui, même sans la parole, reste fidèle à l'image attendue par le lecteur, en y ajoutant une dimension scatologique qui vient aussi compléter la palette humoristique de la série.

 
Fifi Brindacier- Photo INGRID VANG NYMAN © HACHETTE ROMANS

Cruelle Adèle

La série fonctionne ainsi sur un comique de répétition dont l'un des ressorts consiste à prendre des expressions au pied de la lettre, en particulier « briser le cœur » (de Geoffroy) et les nombreuses variations autour du mot « chat » (donner sa langue au chat, avoir d'autres chats à fouetter, etc.). Ce fonctionnement comique répétitif repose sur l'un des principaux traits de caractère de l'héroïne, à savoir sa cruauté et son goût pour l'horreur et le morbide : Adèle ne cache pas son penchant pour les zombies, les loups-garous, les morts-vivants, les armes médiévales et tous les types d'explosif. Le personnage renverse ainsi les caractéristiques stéréotypées de l'enfance et de la féminité : les dessins animés pour enfants l'épouvantent, les robes de princesse et les poupées la dégoûtent.

Cet humour noir qui pourrait choquer les adultes, attachés à une certaine conception bien-pensante de la littérature de jeunesse, ravit au contraire les jeunes lecteurs. Le succès de la série repose sur le caractère explosif du personnage principal et sur le plaisir à voir se répéter catastrophes et accidents. Ce plaisir de la cruauté n'est pas nouveau, il se retrouve dans les premiers récits en images publiés à destination des enfants : l'histoire de la littérature pour la jeunesse est construite sur des personnages d'enfants désobéissants ou malintentionnés, de l'affreux Jean-Paul Choppart, premier héros romanesque des années 1830, un peu oublié aujourd'hui, à Max roi des Maximonstres, en passant par Pinocchio.

Certes, la dimension morale de ces récits est aussi prégnante, ce qui est moins le cas d'Adèle - quoique son enseignante la punisse fréquemment. Néanmoins, la fonction éducative de ces récits est moindre par rapport au plaisir éprouvé par les lecteurs à suivre un personnage transgressif : quand celui-ci s'assagit, le récit s'arrête, il n'y a plus rien à dire. L'imagination cruelle voire sadique d'Adèle rappelle celle des enfants monstrueux imaginés par Heinrich Hoffmann dans son Strumwwelpeter - en français Pierre l'ébouriffé ou Crasse-Tignasse - en... 1844 !

La série fonctionne  sur un comique de répétition dont l'un des ressorts consiste à prendre des expressions au pied de la lettre, en particulier « briser le cœur » (de Geoffroy).- Photo TOURBILLON

Adèle trouve ainsi pleinement sa place dans l'histoire des enfants terribles de la littérature de jeunesse. Mais si elle est cruelle, Adèle est aussi juste : elle n'hésite pas à dénoncer la grossièreté d'un adulte irrespectueux d'un stationnement pour personnes handicapées. Elle crée le club de Bizarres, prenant la défense de celles et ceux que Jade et Miranda trouvent trop petits, trop gros ou trop intellos. La cruauté d'Adèle n'est donc pas toujours gratuite et l'équilibre entre violence et morale s'en trouve quelque peu rétabli.

Adèle féministe

Avec ses couettes rousses, Adèle peut aussi être rapprochée d'un autre personnage célèbre de la littérature de jeunesse : Pippi Långstrump, Fifi Brindacier en français, l'héroïne suédoise créée par Astrid Lindgren en 1945. Les deux personnages se ressemblent par leur caractère libre et révolutionnaire. Pourtant, bien des points les distinguent : contrairement à Adèle, Fifi vit sans ses parents, et s'en trouve très heureuse. Elle ne va pas à l'école - ou seulement pour un court passage avant de décider de ne plus y remettre les pieds, et jamais elle ne torture ses amis ou ses animaux. Ces deux figures représentent donc des facettes différentes de la liberté enfantine au féminin. À travers les personnages de Jade et Miranda, Mortelle Adèle dénonce les stéréotypes de la féminité (le goût pour le shopping, la mode, le culte des apparences, les paillettes et les chanteurs à mèche) ; pourtant, mère, enseignante, psychologue ou baby-sitter sont toutes grandes, jeunes, minces et jolies. Si, dès le premier volume, Adèle choisit pour Halloween de se déguiser en mère au foyer pour éveiller la peur, sa propre mère est souvent représentée en train de cuisiner, de faire la vaisselle ou de s'occuper du linge, quand le père est plus souvent à son ordinateur en train de travailler. Adèle porte un regard cynique sur le monde mais, malgré son goût pour les explosions, elle n'en détruit pas les fondements.

Planche de BD issue du tome 18 : Toi, je te zut !- Photo BAYARD EDITIONS, MR TAN ET DIANE LE FEYER, 2021

La série, en effet, est publiée par les éditions Bayard, héritières de la Maison de la Bonne Presse fondée au XIXe siècle par la congrégation des Augustins de l'Assomption, qui reste aujourd'hui encore l'unique actionnaire du groupe. Dans le premier volume, Adèle va au catéchisme et s'étonne qu'on mange des pommes au paradis et pas des hamburgers. S'il existe des maisons d'édition militantes résolument engagées dans la promotion d'une littérature pour la jeunesse féministe et antisexiste, comme Talents hauts ou La Ville brûle, tel n'est pas le cas de l'éditeur de Mortelle Adèle, ce qui pourrait expliquer les limites du féminisme de la série.

Pour autant, Adèle ne manque pas une occasion de dénoncer les discriminations liées au genre, signe des évolutions sociétales récentes, dont la série est aussi le reflet : Adèle défend son oncle et son amoureux contre des camarades de classe qui trouvent ce couple « anormal ». Son énergie n'est donc pas seulement gratuite et sert à transmettre un propos progressiste. Cet aspect du personnage est aussi perceptible dans son appétence pour la science, aspect plus original du personnage : Adèle troque en effet fréquemment son costume d'écolière démodé pour une blouse et des gants chirurgicaux. Elle se livre alors à des « expériences interdites » qu'elle diffuse sur sa chaîne YouTube : elle émet des hypothèses, crée des protocoles, teste et expérimente.

Un côté Tournesol

Même si ces expériences sont souvent ratées, elle n'en fait pas moins preuve de créativité : « Avant tout, je tiens à ce vous sachiez que je trouve cela complètement injuste », explique-t-elle à ses parents exaspérés d'être convoqués une nouvelle fois par le directeur de l'école. « Il n'est écrit nulle part dans le règlement intérieur que les expérimentations scientifiques sont interdites sur les autres élèves... Et ma potion aurait très bien pu soigner l'acné de Chloé si ses cheveux n'avaient pas pris feu aussi vite... » Sorcière moderne et héritière du docteur Frankenstein, elle offre l'image d'une fille engagée dans la recherche scientifique, autre forme de libération de l'action féminine. Il resterait à savoir quelle influence le personnage peut avoir sur les lecteurs : la question est moins celle de l'identification que celle d'une certaine vision du monde féminin qu'Adèle pourrait contribuer à modifier. Il serait par exemple intéressant de mener des études de réception qui, dépassant les expériences individuelles, permettrait de connaître l'impact de la série sur l'image que les garçons lecteurs se font des filles.

Le succès de Mortelle Adèle est peut-être finalement dans cet art de la synthèse entre une certaine histoire de la littérature de jeunesse et une vision de la société contemporaine, faite de cynisme, de cruauté mais aussi de bon sens et de clairvoyance : une recette monstre et mortellement efficace !

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