Revoir Barcelone. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » La soumission bien pratique à l'axiome pascalien ne peut à elle seule expliquer l'éloignement des lecteurs français du paysage littéraire ibérico-catalan, plus ou moins de la guerre civile jusqu'aux années movida. Ce vide, cette absence, porte un nom : le franquisme. C'est cette parenthèse historique funeste qui a rompu le lien entre la génération suppliciée d'un García Lorca et celle si longtemps empêchée, d'un Marsé, d'un Vásquez Montalbán ou d'un Mendoza. Bien sûr, ces généralités peuvent paraître abusives, pourtant comment expliquer autrement que par l'alliance de la chape de plomb et du désintérêt l'ignorance presque totale aujourd'hui en France de l'œuvre d'un Juan Benet, d'un Julian Ayesta ou même d'un Juan Goytisolo ? Comment comprendre qu'à l'exception de deux minces volumes parus il y a trente ans (Le chant de la jeunesse, Verdier, 1993 ; Mémoires de Barcelone, avec Annie Goetzinger, La Sirène, 1993), l'œuvre tout entière, éblouissante, essentielle, puissamment féministe, de l'autrice catalane Montserrat Roig demeure non traduite et donc inconnue ?
Alors qu'elle en vaut la peine. Montserrat Roig (1946-1991), c'est Beauvoir meets Joan Didion et Goliarda Sapienza dans un bar à tapas de Barcelone... Voyez le genre. Heureusement, les éditions La Croisée sont arrivées. Et elles publient enfin le roman le plus abouti de cette femme qui était aussi journaliste, essayiste et, à sa façon, activiste : Le temps des cerises, initialement paru en Catalogne en 1977 − il sera par ailleurs également édité cette année en Italie, Allemagne et Angleterre, laissant espérer une découverte à l'échelle du continent. De quoi s'agit-il ? De l'histoire d'un retour et d'un livre intensément politique qui se paye le luxe de l'être sous les atours d'une grande saga romanesque et familiale.
Printemps 1974, Natàlia Miralpeix revient chez elle. Après douze ans passés à Paris et à Londres, où elle est devenue vaguement photographe, elle retrouve la ville de son enfance, de sa jeunesse, Barcelone. Le franquisme a commencé son agonie, mais emporte quand même avec lui dans la mort quelques malheureux anarchistes qui ont le malheur de se dresser encore devant lui. Natàlia reconnaît tout de sa ville perdue et en même temps, rien. Les amis sont passés. Son frère, désormais architecte et flanqué d'une femme qui bovaryse plus que nécessaire et d'un fils ado rebelle par hygiène morale, entend ne se dédier qu'à son confort bourgeois de classe. La tante chez qui elle a trouvé refuge vit parmi ses morts. Et, plus grave, son père a disparu.
Dans les pas de son héroïne, ce sont trois générations qu'ausculte Montserrat Roig, passant avec fluidité de l'une à l'autre. Ce que le temps nous fait, ce que la politique, cette passion finalement toujours triste, nous inflige, sont les trames de ce grand texte féministe. Les cicatrices de Barcelone demeureront à vif. Celles des femmes de ce livre, en comptant son autrice, ne sont pas moins profondes.
Le temps des cerises
La Croisée
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 20 € ; 240 p.
ISBN: 9782413085089