Kimchi therapy. « Garde tes larmes pour quand ta mère sera morte. » Cette phrase, Michelle Zauner la détestait, comme l'aurait détestée tout enfant espérant être consolé d'une chute, d'un chagrin ou d'un mauvais rêve. Puis le jour est venu où elle a regretté de ne plus l'entendre. Le 18 octobre 2014, Chongmi est morte, emportée par un cancer, à 56 ans. Michelle en avait 25, un âge qui, comme ne cessait de lui répéter sa mère, « promettait d'être mémorable ».
Chanteuse et guitariste du groupe indie pop Japanese Breakfast, l'autrice, née d'un père américain et d'une mère coréenne, s'est toujours sentie plus proche de cette dernière, en dépit de la ligne de fracture culturelle, générationnelle et linguistique qui les empêchait de se comprendre. « Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi », lui avouera même Chongmi, décontenancée par les choix de sa fille qui, son diplôme universitaire en poche, avait privilégié une « vie d'artiste fauchée ». Son identité coréenne, Michelle tentait de l'effacer depuis qu'adolescente, on lui demandait si elle était chinoise ou japonaise, jusqu'à ce qu'elle puise dans cette identité la force de surmonter le deuil.
Pleurer au supermarché s'ouvre sur l'image d'une jeune femme en larmes dans les rayons du H Mart, une chaîne américaine de supermarchés asiatiques où sa mère avait l'habitude de faire ses courses. « Quand je vais chez H Mart, ce n'est pas pour les seiches ou les cébettes à un dollar les trois bottes ; j'y cherche mon enfance ; des preuves que la Coréenne en moi n'est pas morte. » La cuisine coréenne imprègne le récit de ses saveurs pimentées et aigres-douces, tandis qu'au fil des pages se dévoile une relation filiale que la maladie va consolider. À l'annonce du diagnostic, Michelle rentre en Oregon pour s'occuper de Chongmi aux côtés de son père. Dépourvus face à la progression rapide du cancer, les voici bientôt aidés par Kye, une amie du couple. Pour faire plaisir à sa mère, Michelle lui prépare des spécialités coréennes, auxquelles Chongmi préfère les plats concoctés par Kye. « Je me demandais s'il fallait que je lui explique à quel point c'était important à mes yeux », se demande Michelle, jalouse de constater que Kye sait mieux répondre qu'elle aux besoins de sa mère. « Que cuisiner les plats de ma mère représentait maintenant un renversement des rôles que j'étais destinée à endosser. Que la nourriture était un langage non verbal entre nous, notre lien, notre terrain d'entente. » Pour donner à sa mère un autre horizon que la maladie et la chimiothérapie, la jeune femme décide de demander son petit ami en mariage. « Au lieu de ruminer sur les anticoagulants et le Fentanyl, on pouvait parler de chaises Chiavari, de macarons et d'escarpins. [...] Une raison de se battre, une célébration dans laquelle se projeter. »
Si l'autrice décrit sans détourner le regard l'agonie de sa mère, son récit est également celui d'une réconciliation intime, de la mémoire célébrée des êtres partageant notre existence. Tendres et décalés, ses mots témoignent d'un amour inconditionnel qui interroge en miroir la relation que nous entretenons avec nos proches. Que savons-nous de ceux qui nous entourent ? Après la mort de sa mère, pendant sa lune de miel à Séoul, Michelle découvre que cette phrase honnie (« Garde tes larmes pour quand ta mère sera morte ») n'était pas « un dicton particulièrement cruel » mais une injonction avec laquelle sa « rebelle de mère » avait elle-même été rabrouée, et qu'elle lui avait inconsciemment transmise en héritage.
Pleurer au supermarché
Bourgois
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 22 € ; 320 p.
ISBN: 9782267048919