Entretien

Michel Choueiri : « Le Moyen-Orient est un champ de ruines »

Michel Choueiri - Photo Olivier Dion

Michel Choueiri : « Le Moyen-Orient est un champ de ruines »

Depuis Dubaï où il s'est installé en 2018, Michel Choueiri, cofondateur de l'AILF et membre du jury du Grand prix Livres Hebdo des librairies 2020, contribue au rayonnement de la francophonie au Moyen-Orient malgré les conflits et le délabrement de la région. _

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Créé le 19.03.2020 à 21h30

Livres Hebdo : Que représente pour vous le Grand prix Livres Hebdo des librairies, qui remet chaque année un prix à une librairie francophone à l'étranger et au jury duquel vous participez en 2020 ?

Michel Choueiri : Toute action qui peut mettre en valeur un libraire francophone à l'étranger, surtout dans des pays qui ne sont pas très francophones, ne peut qu'aider les libraires et l'Association internationale des libraires francophones (AILF) à avancer. Ce prix permet aux francophones de ces pays, mais aussi aux acteurs institutionnels comme les Instituts français, les Alliances françaises ou les ambassades, de prendre conscience de la qualité et de la reconnaissance internationale de l'établissement.

Mchel choueiri, president du BIEF.- Photo OLIVIER DION

En 2016, vous avez dû fermer El Bourj, l'un des derniers bastions de la librairie francophone à Beyrouth. Que s'est-il passé ?

M. C. : De 2003, date de l'ouverture, à 2005, nous avons fait un très bon travail. Puis est survenu l'assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri, suivi un an plus tard par l'intervention israélienne. Ces événements ont déclenché une vague de manifestations qui ont longtemps coupé les accès à une partie du centre-ville de Beyrouth, où nous nous situions. Cela a drastiquement réduit notre fréquentation. Par précaution, les gens ont commencé à éviter ce secteur et de nombreux commerces ont dû fermer. Cela a été très dur. Nous avons tenu jusqu'à un certain point, mais il a fallu stopper pour ne pas trop creuser notre dette.

Comment appréhendez-vous l'état de la librairie francophone au Moyen-Orient ?

M. C. : Malheureusement, c'est un champ de ruines. Les libraires syriens n'existent plus maintenant, et on ne peut rien faire pour eux. Au Liban, en faillite financière, c'est une catastrophe. En Egypte, avec la dévaluation de la livre égyptienne, ils sont en difficulté. Il est question que l'AILF organise une opération en Egypte avec l'aide de l'Institut français local pour proposer des formations aux futurs libraires. Pour ce qui est du Golfe, il n'y avait qu'une seule et unique librairie francophone, la mienne, mais j'ai découvert récemment qu'une toute petite librairie française a ouvert ses portes en Arabie Saoudite, à Djeddah [Ma Librairie Epigraphie, en 2016, ndlr]. Elle achète sur place et profite de quelques salons du livre pour s'approvisionner.

Depuis 2018, vous dirigez à Dubai Culture & Co. Quelle est votre clientèle ?

M. C. : Ce sont des familles françaises, belges, canadiennes ou suisses dont les enfants étudient dans les lycées français (au moins cinq à Dubai et deux à Abu Dhabi) et suisses des Emirats, ainsi que la diaspora arabe francophone (maghrébine, libanaise, égyptienne...). Depuis peu, la langue française est devenue la plus enseignée dans les écoles du pays après l'arabe et l'anglais.

Vendez-vous exclusivement des livres en langue française ?

M. C. : Lorsque Renata Sader, l'ancienne propriétaire, a ouvert l'établissement, c'était le cas. Mais depuis que j'ai repris la direction, nous avons commencé à vendre des livres en langue arabe, particulièrement pour la jeunesse. Ce rayon représente environ 7 % à 10 % de notre chiffre d'affaires. Comme notre clientèle francophone est aussi en partie arabophone, originaire du Maroc ou de Tunisie par exemple, cela a du sens. Il faut aussi noter qu'aux Emirats, les lycées français donnent des cours d'arabe, même aux Français non arabophones. Ces personnes en apprentissage ont besoin de trouver des livres de langue arabe de qualité qui ressemblent aux livres français qu'ils ont l'habitude de lire.

Comment se structure l'écosystème du livre aux Emirats ?

M. C. : Sharjah, l'un des Emirats, essaie de professionnaliser le milieu et de faire émerger un embryon de chaîne du livre. Ils ont créé un pôle pour la publication, avec des éditeurs, des achats de droits, et organisent deux salons du livre chaque année (un pour la jeunesse, un pour l'international). Mais il faut reconnaître que dans le monde arabe actuellement, ni aux Emirats, ni ailleurs, il n'existe pas encore de chaîne du livre comme on l'entend en France. Les trois acteurs sont l'éditeur, le libraire et le consommateur. L'éditeur diffuse lui-même ses livres, aux libraires et aux consommateurs. Il est même prêt à vendre aux consommateurs sans passer par le libraire. Des progrès ont néanmoins été réalisés récemment au niveau de la qualité de la production, du choix des auteurs et des illustrateurs.

La Foire internationale du livre d'Abu Dhabi a été annulée cette année à cause de l'épidémie de coronavirus. Quel regard portez-vous sur cette manifestation ?

M. C. : Depuis que la Foire de Francfort s'est retirée de l'organisation, elle n'est plus d'aussi bonne qualité même si elle reste indispensable au secteur. Beaucoup de choses restent à faire pour la rendre plus attractive et intéressante, notamment du point de vue professionnel. A Sharjah, cela fait plusieurs années qu'ont lieu deux journées de séminaire en amont du salon du livre, afin que des professionnels du monde entier se rencontrent.

En tant que libraire, comment navigue-t-on dans un pays qui pratique la censure des œuvres culturelles ?

M. C. : Dans ce monde-là, on a appris à s'autocensurer pour éviter les problèmes. On sait ce qui passe et ce qui ne passera pas. Aux Emirats, il faut suivre l'actualité. Si le pays se dispute avec le Qatar, il est évident que je ne peux plus faire venir des livres qui font les éloges du Qatar. Même chose pour les ouvrages trop critiques à l'égard du pouvoir ou des Emirats en général. Pour ce qui est des ouvrages religieux, c'est un petit peu différent. Je ne peux pas en vendre, pas même de Coran ou de Bible, même si la librairie se situe à quelques centaines de mètres d'une église. Par contre, si cette église me commande des évangiles, je peux me permettre d'en importer pour les leur vendre. C'est une nuance, mais elle est assez importante. La sexualité reste un sujet sensible. Je ne peux même pas exposer des livres pédagogiques pour les enfants de 5 à 6 ans. Mais sur certains aspects, ils sont devenus un peu plus conciliants. Dans le temps, quand Renata recevait une BD avec des petits bouts de nu par endroits, elle prenait son feutre noir pour colorier les zones concernées. Mais récemment, le National Media Council, l'organe de censure, a changé de position. Je peux désormais importer ces titres, à condition qu'il n'y ait rien de flagrant sur la couverture et qu'ils ne soient pas rangés avec la BD jeunesse. Maintenant, si jamais je rencontre des problèmes, ils ne vont pas m'emprisonner ou me lyncher, ils vont simplement me retirer le livre incriminé ou éventuellement me faire payer une amende, mais cela n'ira pas plus loin.

Est-ce le signe d'une libéralisation de la politique culturelle des Emirats ?

M. C. : Maintenant qu'ils ont le musée du Louvre à Abu Dhabi, avec des tableaux de maîtres montrant un peu de nus, ils sont bien obligés d'être plus flexibles. W

19.03 2020

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