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Maurice Garçon, Baudelaire, la censure et le domaine public (2/2)

Maurice Garçon, Baudelaire, la censure et le domaine public (2/2)

Seconde partie d'une épopée littéraire.

Si vous avez manqué le premier épisode.

Une semaine après la sortie de Fleurs, Baudelaire écrit à son éditeur : « Vite, cachez, mais cachez bien toute l’édition ; vous devez avoir 900 exemplaires en feuilles. – Il y en a encore 100 chez Lanier ; ces messieurs ont paru étonnés que je voulusse en sauver 50. Je les ai mis en lieu sûr, et j’ai signé un reçu. Restent donc 50 pour nourrir le Cerbère Justice. »

C’est que, entre-temps, les signes annonçant la tempête à venir se sont multipliés. D’abord par le biais de la chronique « Ceci et cela » de Gustave Bourdin, parue dans Le Figaro du 5 juillet. Le critique commence par tresser des lauriers au nouvel éditeur, puis le ton change… : « J’ai là deux volumes imprimés [Fleurs du mal et Lettres d’un mineur en Australie, d’Antoine Fauchery], et publiés par un nouveau venu qui semble prendre à tâche de prouver une fois de plus que tout métier est doublé d’un art. – Cet éditeur, c’est M. Poulet-Malassis. Il a su retrouver toutes les coquetteries de la vieille typographie : les titres et les initiales en rouge, le papier blanc et collé, le caractère net, l’encre noire et limpide. (…) (Baudelaire) n’avait encore publié qu’un compte rendu de Salon très vanté par les docteurs en esthétique, et une traduction d’Edgar Poe. Depuis trois fois cinq ans, on attendait donc ce volume de poésie (…).
        
J’ai lu le volume, je n’ai pas de jugement à prononcer, pas d’arrêt à rendre ; mais voici mon opinion que je n’ai la prétention d’imposer à personne.
        
On ne vit jamais gâter si follement d’aussi brillantes qualités. Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l’on n’en doute plus : – c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées. – L’odieux y coudoie l’ignoble ; – le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermines. – Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur : encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables. (…)
        
Et au milieu de tout cela, quatre pièces,
Le Reniement de saint Pierre, puis Lesbos, et deux qui ont pour titres Les Femmes damnées, quatre chefs-d’œuvre de passion, d’art et de poésie ; mais on peut le dire, – il le faut, on le doit : – si l’on comprend qu’à vingt ans l’imagination d’un poète puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de plus de trente d’avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités. »
        
La loyauté envers Baudelaire

La réprobation outragée de Bourdin rappelle fort celle dont Flaubert vient de faire les frais. C’est l’argument moral qui est brandi. En novembre 1857, quelques mois après l’affolement soulevé par le procès, Poulet-Malassis confie rétrospectivement à un ami ce qu’il pressentait devoir déclencher en publiant le recueil de Baudelaire : « Je n’ai pas besoin de vous dire que je parle avec d’autant plus de désintéressement que mes sentiments pour Baudelaire n’ont pas varié et que je suis comme avant disposé à lui rendre les services que je pourrai et à être pour lui un ami fidèle et dévoué ! comme je me flatte de l’avoir toujours été.
        
L’affaire des
Fleurs du mal a été de mon côté et de fond en comble une affaire de dévouement absolu. Je savais d’avance que nous avions la moitié des chances d’être poursuivis et si je m’étais fait illusion à ce sujet tous ceux qui savaient que j’imprimais le livre se seraient chargés de me désabuser. Baudelaire d’autre part me devait de petites sommes prêtées d’ici et là, environ 400. Lorsque nous fîmes notre traité, il me proposa de lui retenir une partie de cette dette sur le prix du tirage ; et naturellement je refusais, ne voulant pas mêler des rentrées d’argent à une affaire de pure affection. Cependant mon beau-frère était averti de tous côtés que la saisie ne pouvait pas ne pas avoir lieu. On fut sur le point de suspendre l’impression par deux fois, la dernière fois sur les instances du père Lanier venu à Alençon exprès pour cela et nous répétant à outrance que les Fleurs du mal nous tueraient à nos débuts. Je tins bon et l’impression continua, tiraillé que j’étais du côté de ma famille et du côté de mon auteur qui ne faisait pas faute de me donner de la tablature. »
        
Un procès un siècle plus tard

102 ans après la condamnation du poète et de son éditeur, l’héritière de celui-ci intente donc un nouveau procès à l'encontre de vingt-trois éditeurs qui avaient tous repris, après 1949, les six poèmes jusque-là interdits. Appuyée du jeune avocat Roland Dumas, alors commis d'office, elle demandera, ironie du sort, la saisie de « tous les exemplaires édités comprenant les six pièces condamnées ». Elle revendiquera en effet une prorogation de la durée des droits d'auteur sur l'œuvre, tombée officiellement dans le domaine public, en compensation de la privation d’une si longue période d’exploitation. La première chambre civile de la Cour de cassation lui donnera tort définitivement le 5 juillet 1967.
Entretemps, il aura fallu attendre 1946 pour que l'idée d'un texte législatif permettant la révision des procès littéraires soit reprise par le député communiste Georges Cogniot. L'unique article en est adopté sans aucune opposition, le 12 septembre 1946, le rapporteur ayant expressément précisé que le texte permettrait « de réviser les condamnations prononcées contre des ouvrages qui ont enrichi notre littérature et que le jugement des lettrés a déjà réhabilités ».

Happy end

Fort de cette loi du 25 septembre 1946, dont ce sera la première application, la Société des gens de lettres peut alors immédiatement déposer un recours en révision, sur lequel se penche, le 19 mai 1949, la Cour de cassation. Le 3 août précédent, la justice avait condamné J'irai cracher sur vos tombes. Le 16 juillet 1949, naissait la loi sur les publications destinées à la jeunesse, qui établissait un système de censure encore en vigueur aujourd'hui.

Mais en 1949, un siècle après les foudres d’Ernest Pinard, il est enfin possible de lire les Fleurs du mal dans leur intégralité !
 

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