Portrait

Manuel Tricoteaux: le Goncourt, c'est lui

Manuel Tricoteaux, éditeur chez Actes Sud - Photo OLIVIER DION

Manuel Tricoteaux: le Goncourt, c'est lui

Comme son auteur Nicolas Mathieu, prix Goncourt en novembre dernier, avec lequel il partage une même origine sociale, Manuel Tricoteaux, réservé et polyvalent éditeur d'Actes Sud, a réalisé une discrète mais fulgurante ascension. _ par Pauline Leduc

J’achète l’article 1.5 €

Par Pauline Leduc
Créé le 08.02.2019 à 11h32

Ni ravi, ni heureux. Juste « content ». Le mot revient sans cesse dans la bouche de Manuel Tricoteaux lorsqu'il évoque le Goncourt qui a couronné, en novembre dernier, son auteur Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux. On attendait plus d'enthousiasme, voire un soupçon de fierté pour ce prestigieux prix qui vient récompenser une double première fois. Car avec ce texte, le réservé et polyvalent ambassadeur de la collection de romans noirs d'Actes Sud, « Actes noirs », et l'auteur de polar ont fait, ensemble, leurs premiers pas en littérature générale française. « Evidemment, je suis content », répète-t-il. « Mais je n'ai pas beaucoup eu à retravailler le texte de Nicolas, je n'y suis pas pour grand-chose », insiste l'éditeur avec réserve, et peut-être une pointe de fausse modestie tant il est évident qu'il a sa part dans le succès de l'écrivain.

Nicolas Mathieu et Manuel Tricoteaux pendant la présentation de la rentrée littéraire 2018 d'Actes Sud, au Café de la mairie place Saint-Sulpice, à Paris.- Photo OLIVIER DION

C'est Manuel Tricoteaux qui, un vendredi après-midi de l'automne 2013, s'est penché sur le premier manuscrit de Nicolas Mathieu, reçu par la poste le jour même. « Un miracle, quand on pense à la pile de textes qui attendent », précise-t-il, penaud, en sirotant sa bière. Sentant qu'il a affaire à « un vrai écrivain », il décide de publier le polar dans la collection « Actes noirs ». « Sur les dix éditeurs auxquels je l'ai envoyé, il est le seul à avoir donné suite », se souvient Nicolas Mathieu. Dès sa parution en 2014, Aux animaux la guerre est salué par la critique, réédité en poche et, plus récemment, adapté en série. Quatre ans plus tard, l'auteur envoie à son éditeur la première partie de son nouveau roman, Leurs enfants après eux. « J'étais sûr qu'il écrivait un nouveau polar, ce n'est que lorsque j'ai reçu la suite que j'ai compris que je ne pouvais pas le publier en noir. C'était un roman, tout simplement », raconte Manuel Tricoteaux.

Il propose à Bertrand Py, le directeur éditorial d'Actes Sud, de lancer le texte dans le domaine français. Non seulement ce dernier accepte de publier « un polardeux » en rentrée littéraire, mais souhaite que l'éditeur, novice dans le domaine français, porte le texte. Cette prise de risque a touché Nicolas Mathieu. « Manuel aurait pu me garder dans son giron en recentrant l'intrigue sur le roman noir, mais il a d'abord pensé au texte et nous a emmenés voir ailleurs : je lui fais plus confiance qu'à moi-même ! » A raison, puisque non content de figurer dans les premières sélections du Médicis ou du Flore, Leurs enfants après eux remporte le Goncourt alors qu'il n'était pas donné favori, Actes Sud ayant déjà raflé le prix un an plus tôt avec L'ordre du jour d'Eric Vuillard.

« La France moyenne inférieure »

A défaut d'être l'extatique éditeur d'un Goncourt, Manuel Tricoteaux est fier que ce texte ait séduit le jury, et « heureux » d'avoir édité une fresque sociale qui lui parle personnellement. « Je crois que j'étais le seul chez Actes Sud à comprendre vraiment le monde qu'il évoque puisque Nicolas et moi avons les mêmes origines sociales », glisse-t-il. Soit, la « France moyenne inférieure ». Né à Valenciennes en 1976, il grandit avec son père, « petit fonctionnaire » au ministère de l'Intérieur, et sa mère, salariée à la Caisse d'allocations familiales. Le petit garçon lit beaucoup, par phases, alternant avec la même ardeur exclusive la lecture, durant plusieurs mois, et les jeux vidéo. Dans sa bibliothèque, nulle trace des volumes de la « Bibliothèque verte », mais du Balzac et du Zola. « Ces auteurs représentant la littérature dans les milieux pas très cultivés, j'ai donc lu jusqu'à 11-12 ans des textes que je ne comprenais absolument pas », explique-t-il en riant.

Grâce au travail de son père, la famille déménage en Guyane où il passera son adolescence. Entouré d'expatriés, il découvre d'autres milieux. Cette expérience lui « change la vie ». Après une prépa de lettres à Lille, il songe à se consacrer à la philologie grecque qu'il a étudiée avec l'helléniste Pierre Judet de La Combe. Mais ne pouvant faire de la recherche sans passer par l'enseignement, il décide d'abandonner.

« Prothèses de coude »

« Je ne me souviens plus comment je suis venu au monde de l'édition », reconnaît-il. En 1999, il envoie plusieurs demandes de stage et reçoit une réponse positive d'Actes Sud. « J'aimerais dire que j'y suis allé par passion, mais comme mes parents vivaient à Marseille, c'était plus simple pour moi d'être à Arles. » Après quelques mois au service des manuscrits, le jeune homme enchaîne avec un stage au département littérature étrangère de Grasset dont « l'ambiance pesante », malgré « la courtoisie » d'Olivier Nora, l'a marqué, avant de découvrir une atmosphère de « vacances perpétuelles » chez Payot Rivages. Grâce à ces stages, il intègre le DESS d'édition de Villetaneuse dont il sort diplômé en 2000. S'ensuivent quelques missions alimentaires, comme chez l'éditeur médical Elsevier où il est amené à faire « des livres sur les prothèses de coude ».

C'est au Rouergue, où il entre en 2002 comme assistant d'édition qu'il apprend réellement le métier. Il y suit toute la production adulte et travaille à concevoir un livre de A à Z. A la faveur de l'entrée du Rouergue, en 2005, dans la galaxie Actes Sud, Manuel Tricoteaux emménage dans un bureau qu'il partage avec l'éditrice Jacqueline Chambon, pour qui il travaille à mi-temps. Il ressent tout de suite pour « cette grande bourgeoise à l'esprit libre qui détonne chez Actes Sud » un coup de foudre éditorial. « C'est un modèle pour moi. »

Peu de gens savent qu'il a apporté à la maison un de ses plus grands succès, La couleur des sentiments (2010) de l'Américaine Kathryn Stockett. Et pour cause. « Je suis agacé par les éditeurs de littérature étrangère claironnant qu'ils ont publié ou découvert untel : on découvre rarement quelque chose dans ce domaine, on choisit des livres déjà publiés dans leur pays d'origine et, si on a de la chance, on en achète les droits », tranche vertement l'éditeur, qui est aussi allergique aux « discours pompeux » sur le rôle de l'éditeur. Derrière son allure policée BCBG - pull Shetland et petit col qui dépasse -, Manuel Tricoteaux cache un franc-parler exempt de langue de bois.

Hors normes

Ce n'est pas la seule de ses spécificités. Catholique pratiquant dans un « repaire de soixante-huitards », il est aussi communiste, assume son amour des barbecues comme sa nature casanière qui l'amène plus souvent dans un fauteuil de sa maison du Sud que dans les soirées mondaines, et demeure, selon Nicolas Mathieu, un amateur d'accordéon. « Manuel est hors norme », résume Bertrand Py, qui lui a confié, en 2008, la reprise de la collection de romans noirs. « Il a, et c'est rare, un spectre de goûts très large », assure le directeur éditorial d'Actes Sud, qui a fait de ce « gros bosseur au flair certain » un de ses adjoints.

En dix ans, Manuel Tricoteaux s'est imposé comme une des figures incontournables de la maison arlésienne. Chez Actes Sud, qui encourage ses salariés à travailler sans cloisonnement, il a exploité l'éclectisme de ses lecteurs. Après avoir pris la tête d'« Actes noirs », il lance en 2013 la collection de sciences-fictions « Exofiction » qu'il porte depuis, tout en codirigeant avec Olivier Espaze, une collection « sans nom » de littérature grand public. Depuis deux ans, il coordonne aussi l'ensemble du domaine étranger, soit 45 titres par an, et peut désormais être amené s'occuper de textes français. Devant cette charge de travail grandissante, il vient de céder la direction d'« Actes noirs » à l'éditrice et traductrice Hege Roel (voir p. 37). Un crève-cœur pour ce fervent défenseur du roman noir, qui lutte contre les « préjugés hallucinants » entourant la littérature de genre, persuadé que la « littérature contemporaine s'y joue aussi ». L'éditeur peut se consoler en se disant qu'il en a fait la démonstration parfaite avec le Goncourt 2018. W

En dates

1976 : Naissance à Valenciennes

1999 : Premier stage chez Actes Sud

2000 : DESS d'édition de Paris-13 Villetaneuse

2002 : Assistant d'édition au Rouergue

2008 : Dirige " Actes noirs " chez Actes Sud

2013 : Lance la collection " Exofiction "

2018 : Nicolas Mathieu remporte le prix Goncourt

Janvier 2019 : Quitte la direction d'" Actes noirs "

Les dernières
actualités