En décidant finalement que les grandes surfaces ne pourront pas vendre de livres sur place pendant le confinement le gouvernement a mis fin à une grave distorsion de concurrence vis-à-vis des librairies indépendantes et à une injustice. Or, surtout en période de tension, l’injustice a des effets délétères sur l’acceptation des sacrifices et la cohésion démocratique.
C’est pourquoi les citoyens ont le droit de s’interroger sur l’attitude de bien des représentants de la culture qui considèrent que leur activité doit échapper au lot commun, au nom de l’esprit. Ces personnalités éclairées ont-elles compris que la pandémie est gravissime et que pour la juguler nous devons nous résoudre à prendre des mesures d’autant plus courtes qu’elles seront énergiques et donc sans exceptions, même culturelles ?
Prophètes
Il y a belle lurette que nous aurions dû, citoyens cultivés en tête, écouter et lire les grands spécialistes comme Philippe Sansonetti, qui, dès sa Leçon inaugurale du Collège de France (2008), expliquait l’avenir épidémique d’une planète en surchauffe écologique et qui préconisait, dès le début de l’année, des mesures drastiques contre la Covid 19 (Tempête parfaite. Chronique d’une pandémie annoncée, Le Seuil). De même, nous n’aurions pas dû nous gausser d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie, dont la grande expérience des problèmes sanitaires dans les pays en développement l’autorisait, fin septembre, à suggérer un reconfinement pour sauver, outre des vies, l’économie de fin d’année, dont l’économie de la culture.
En fait, bien qu’étant solidaire des angoisses de la communauté culturelle, on peut regretter que celle-ci n’utilise pas toujours ses connaissances et sa créativité pour aider, au-delà de la défense d’intérêts légitimes, à convaincre les récalcitrants et les complotistes de ce qu’est la véritable urgence, l’urgence sanitaire. Il y a pourtant là un enjeu de société et, donc, un enjeu culturel majeurs.
Résistance
Quant aux déséquilibres de l’économie numérique, ils suscitent bien des rancœurs. La pandémie nous rappelle cruellement que le monde est entré depuis longtemps dans une ère d’hybridation et que la vieille Europe n’a pas su l’anticiper, laissant les Gafam et les plateformes chinoises rafler la mise. Il était pourtant prévisible que l’hybridation changerait nos vies intellectuelles. Certes, un livre numérique n’a pas la saveur d’un ouvrage papier découvert dans une librairie, une bibliothèque en ligne ne remplace pas le recueillement collectif qu’offre une Bpi digne des Ailes du désir (mes anciens collègues reconnaîtront ma métaphore favorite). Mais, aujourd’hui, l’un ne va plus sans l’autre au sein d’une expérience renouvelée de la pensée et de l’émotion. Aussi faudrait-il reprendre courage et profiter de l’amorce d’une nouvelle loi anti-trust aux Etats-Unis pour repenser une économie numérique européenne qui s’appuierait sur le réseau des acteurs de terrain. C’est ce que fait, par exemple, l’excellent site des libraires indépendants. Mais, il s’agirait d’aller beaucoup plus loin, plus fort, en intégrant d’autres formes de contenus et en impliquant dans un vaste partenariat public-privé toutes les instances culturelles, à commencer par les bibliothèques.
En attendant, qu’on le veuille ou non, l’urgence est au respect du confinement, avec l’espoir que dans quelques petites semaines nous pourrons à nouveau nous précipiter dans les librairies et les bibliothèques.