L’amour ! Même les philosophes se sont emparés du sujet et s’invitent au Banquet de Platon : Luc Ferry, Alain Badiou, Alain Finkielkraut… De l’amour, Eloge de l’amour, Et si l’amour durait… Pas un essai dont le titre ne claironne son nom. Beaucoup de bruit pour rien ou plutôt pour quelque chose de bien équivoque, selon François Jullien dont l’essai De l’intime : loin du bruyant amour paraît ces jours-ci. L’amour n’est-il pas un « faux mot » ? Faux comme ces faux amis dans les langues étrangères qui sonnent familiers et sont néanmoins trompeurs. Car « amour » recouvre deux notions antagonistes : l’amour-manque, erôs, celui qui conquiert et désire ce qu’il ne possède pas, et l’amour-don, agapê, théorisé par le christianisme, amour par lequel Dieu a sacrifié son fils pour le salut de l’humanité. Entre Platon et saint Paul, le cœur de la tradition occidentale balance… Prompt à arpenter les chemins de traverse de la pensée, l’auteur du Détour et l’accès a préféré au grand boulevard de l’Amour un sentier pour ainsi dire vierge : l’intimité.

Un dessin du peintre nabi Sérusier, le Grand Ricci - l’incontournable dictionnaire chinois-français en sept volumes -, le Kierkegaard d’Adorno… autant d’objets et d’ouvrages qui prouvent l’universelle curiosité du locataire de ce bureau du 5e arrondissement. C’est dans une atmosphère d’antre de lettré que le professeur de l’université Paris-Diderot et titulaire de la chaire sur l’altérité au Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l’homme nous accueille. Simplement, sans les afféteries du Herr Professor, mais sans pour autant se livrer. « L’intime n’a rien à voir avec l’intimiste », souligne-t-il en arborant l’impénétrable rictus du chat d’Alice au pays des merveilles. Le déballage n’est pas son genre. Quand même ! Cette dédicace, « A celle qui s’y reconnaît », et ces pages qui débutent par une scène de pénétration (François Jullien relate l’épisode de l’étreinte entre le héros du Train de Simenon avec une inconnue pour illustrer ce qu’il entend par « intime »)… Jullien ne nous avait point habitués à une telle écriture. Pour cet essai qui se place sous l’égide des inventeurs de l’intime, Rousseau et Stendhal, il avoue avoir déployé une phrase plus littéraire, moins abstraite.

 

 

Penser différemment.

Né en 1951 à Embrun, dans les Hautes-Alpes, François Jullien vécut au gré des mutations de ses parents professeurs : &discReturn; le Maroc, Nancy puis Grenoble. Le chef-lieu de l’Isère fut son pire souvenir : « Je suis stendhalien, j’ai détesté Grenoble, je m’y suis ennuyé mortellement : pas de théâtre, pas de librairie, rien de ce que j’aimais, les gens étaient obnubilés par le ski. J’aurais pu faire n’importe quel métier pour venir à Paris. » En guise de n’importe quoi : la khâgne à Henri-IV, puis l’Ecole normale où son objet d’études est le grec et la philosophie. Mais pourquoi la Chine ? Ni l’entourage ni les liens familiaux ne l’y prédisposaient (« j’ignorais tout de cette culture »), si ce n’est ce caractère curieux, cette ferveur à penser différemment : « Nous sommes, dit-on, les héritiers des Grecs, mais on n’en sait rien. La Chine était pour moi la façon d’avoir du recul dans ma pensée et d’attaquer à revers la philosophie, à partir d’un dehors. Je trouve qu’on est toujours enlisé dans ce que Nietzsche appellerait l’atavisme de la philosophie. » Après un voyage en Chine avec l’Ecole en 1974, le jeune agrégé décide d’y séjourner deux ans l’année suivante, à Pékin puis à Shanghai. Dans la Chine très fermée de Mao, les gens mettaient la main devant la bouche pour signifier qu’ils ne voulaient pas parler. François Jullien ne s’est pas découragé. Il apprendra le chinois, et même le japonais, et dirigera un temps le Bulletin de l’antenne française de sinologie à Hongkong. La suite est connue : une longue bibliographie, fruit de ce dialogue critique entre la philosophie grecque et la pensée chinoise. Un cheminement intellectuel qui ne lui vaut pas que des amis. On se souvient d’un Contre François Jullien de Billeter (Allia).

 

Mais là, voici un Jullien où l’on n’a jamais vu aussi peu de caractères chinois ! Il s’en explique : l’intime n’est ni grec ni chinois, et dans ces pensées la question du vivre à deux n’y est pas abordée. « Intime » est un mot latin, intimus, « l’intérieur de l’intérieur ». C’est Augustin qui tutoie Dieu dans Les confessions. Un retour aux sources ? Non, un recours aux ressources pour ce grand stratège : un christianisme débarrassé des oripeaux de la théologie (peu nous chaut l’existence de Dieu). L’intime, c’est quoi ? C’est, au plus profond de soi, l’ouverture à l’autre. Au plus dedans de moi, c’est l’autre que je rencontre. sean james rose

 

François Jullien, De l’intime : loin du bruyant amour, Grasset, 251 p. ISBN : 978-2-246-80523-6. Sortie : 13 mars.

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