C’est l’histoire d’une fille qui n’aimait pas les livres. Qui a longtemps déclaré, fait croire à tous, y compris à elle-même, que lire ne l’intéressait pas. Comme une fin de non-recevoir. Histoire qui pourrait être banale si elle n’était celle d’Agnès Desarthe, normalienne, romancière, auteure pour la jeunesse, angliciste, traductrice… On imaginait un parcours de littéraire exemplaire, à l’ombre des grands textes, on la voyait sérieuse, scolaire, docile, le nez plongé dans les classiques dès l’école primaire : on la découvre rétive, estimant à 7 ou 8 ans que « lire, c’est mourir un peu », une activité absurde.
Lire n’a jamais été pour elle une question technique : la fillette a appris à déchiffrer facilement « sans s’en rendre compte ». Elle a en outre très tôt une imagination débordante, des velléités et des facilités d’écriture… Enfant, se décrit-elle, «je n’ai aucun problème avec la lecture. J’ai un problème avec les livres ». Il ne s’agit pas non plus d’une question d’accès : dans la famille juive cultivée et ouverte dans laquelle elle grandit, le père, médecin, exilé de Libye puis d’Algérie, lit Maupassant ; la mère, née à Paris de parents russes, lit Balzac. Les deux «entretiennent avec la lecture des “classiques? français, un rapport structurant et structurel ».
Sur un ton alerte et souvent ironique, Agnès Desarthe fait l’analyse rétrospective de cette bizarrerie sociologique, décrit les symptômes et formule des hypothèses : une pose ? un besoin de se distinguer ? Agnès Desarthe conclut : « je ne savais pas lire ». Elle apprendra à partir de son entrée en classe préparatoire, à 18 ans. Avant, c’est une balade d’abord plutôt légère dans les souvenirs des années 1970 : l’ésotérique premier livre de lecture Daniel et Valérie où les héros portent des chandails quand, chez elle, «on met des pulls ». Le plagiat non avoué de Tistou les pouces verts de Maurice Druon, qui lui vaut les premiers compliments de ses parents. L’ennui devant Daudet et Pagnol en sixième. Une hostilité déclarée pendant toute l’adolescence à Balzac, Zola, Stendhal. A Madame Bovary, surtout, « l’assommante Emma » : « Phèdre [lui] parle alors que Madame Bovary [la] navre. » Il y a bien quelques éclaircies quand elle s’entiche de Prévert au collège, avant d’éprouver une honte diffuse en découvrant qu’il est catalogué dans les poètes mineurs. La poésie d’ailleurs « passe bien, comme on dirait des pâtes ou de la purée ». Le saisissement aussi devant Le ravissement de Lol V. Stein de Duras, Camus puis, des années plus tard, la révélation Isaac Bashevis Singer. Longtemps, la « librophobe » ne voit que la forme et résiste au contenu tandis que le père propose une prescription - « rééducation », une efficace thérapie par le polar américain de la « Série noire »… Mais la gravité s’invite aussi au cœur de cette évocation quand la romancière aborde l’enjeu d’identité complexe qui s’est noué dans sa relation aux livres, la question de la loyauté à « une histoire de famille », à un « serment » que personne n’avait pourtant exigé d’elle.
Véronique Rossignol