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Librairies : et pourtant, ils se lancent

Librairie Arborescence à Massy, dans l'Essonne - Photo Olivier Dion

Librairies : et pourtant, ils se lancent

En dépit du contexte commercial morose depuis l'été, l'année 2018 est marquée par une nette augmentation du nombre de créations et de reprises de librairies. Qui sont les nouveaux libraires ? Quelles sont leurs motivations et quel est leur projet ? Enquête. _ par Clarisse Normand

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Par Clarisse Normand,
Créé le 30.11.2018 à 09h36

Elles se comptent par dizaines ! Malgré des ventes à la peine depuis le mois de juillet, Livres Hebdo a répertorié 51 créations de librairies et 37 transmissions depuis le début de l'année. Un record, loin devant celui de 2016, où 40 ouvertures et 32 reprises avaient été enregistrées. Paradoxalement, si l'on prend en compte la dégradation du marché (1) cette vitalité est particulièrement sensible depuis l'été avec, sur le seul quatrième trimestre 2018, 23 opérations répertoriées (voir tableau p. 23). Entre la librairie Ici, installée sur 500 m2 en plein Paris, et celle, dix fois plus petite, d'Au fil des pages, au Havre, ont ouvert La Petite Librairie à Sommières (Gard), Au saut du livre à Joigny (Yonne) ou encore La Cavale à Montpellier. L'Ile-de-France a aussi vu naître Au bonheur à Montrouge, Imaginarium à L'Isle-Adam ou Arborescence à Massy.

Des partis pris cohérents

Alimenté par les départs en retraite, le mouvement des transmissions n'est pas en reste avec les reprises des Enfants de Dialogues à Brest, de M'Lire à Laval (Mayenne) ou encore de L'Exemplaire (ex-Lire aux éclats) à Plaisance-du-Touch (Haute-Garonne). Et ce n'est pas terminé. En décembre, plusieurs opérations sont attendues, parmi lesquelles la création de Nouvelle & Cie à Bois-Colombes et la reprise de Plume & image à Tonnerre. Selon le Centre national du livre, cette belle dynamique devrait se prolonger au début de l'année 2019.

Au-delà des statistiques, la qualité des projets est également remarquable, qu'il s'agisse des créations ou des reprises. Pour Pascale Buet, directrice de la diffusion chez Interforum, on assiste à un « renouvellement du réseau. Entre les fermetures de maisons de la presse et les ouvertures de librairies, l'évolution ne se lit pas forcément dans les chiffres, mais elle n'en est pas moins réelle. Face à Internet et aux grandes enseignes, les libraires ont compris qu'ils avaient une carte à jouer pour peu que leur proposition soit professionnelle et pertinente avec une identité marquée et des partis pris cohérents. » Directrice commerciale chez Actes Sud, Laëtitia Ruault salue de même « la qualité des initiatives qui viennent bien compléter le réseau existant et sont portées par des personnes aux parcours souvent intéressants ».

A l'Association pour le développement des librairies de création (Adelc), qui aide à la concrétisation des projets, on admet recevoir des dossiers de meilleure qualité. Pour profiter des aides, les candidats sont amenés à concevoir des projets plus aboutis et plus réalistes. Ils tiennent aussi volontiers compte des regards critiques des experts qui jugent leurs dossiers et n'hésitent pas à suivre des formations.

L'Institut national de formation de la librairie (INFL) a d'ailleurs revu son offre de stages pour les futurs gérants de librairies. Le nombre de sessions qui leur sont proposées est passé de cinq à sept par an. « Nous n'avons pas forcément augmenté le nombre de stagiaires, qui reste autour de 70 par an, mais nous leur proposons des formations en comité plus réduit. Et nous avons intégré au programme des stages obligatoires en librairie », explique la responsable de formation, Patricia Navarro, qui fait état pour 2018 d'un taux de concrétisation des projets de l'ordre de 40 %.

Un quart de moins de 35 ans

Surtout, à partir de 2019, l'INFL proposera de nouveaux parcours, créés en partenariat avec l'Adelc, aux libraires professionnels qui se lancent et deviennent gérants. A côté des reconversions, la vitalité du secteur est en effet largement alimentée par l'aspiration de libraires salariés à investir dans leur propre entreprise (voir ci-contre). C'est notamment le cas des jeunes. Parmi les 88 opérations de créations ou de reprises répertoriées par Livres Hebdo en 2018, un quart relèvent d'initiatives menées par des entrepreneurs de moins de 35 ans, la plus jeune, Elise Guillaume, qui vient de créer Arborescence à Massy, n'ayant que 25 ans (voir encadré p. 21). Dans le secteur de la librairie spécialisée en bande dessinée, le groupement Canal BD développe aussi un dispositif de parrainages pour accompagner les repreneurs.

Directeur délégué chargé de la diffusion générale chez Interforum, Alain Danjou observe toutefois que les nouvelles librairies sont « souvent des établissements au concept dynamique, mais plutôt de petite ou moyenne taille, se positionnant comme librairies de proximité ou comme spécialisées, notamment en polar, jeunesse ou développement personnel ». 86 % des nouvelles librairies répertoriées en 2018 par Livres Hebdo occupent une surface inférieure ou égale à 100 m2. En moyenne elle ne s'élève qu'à 83 m2, et même à 73 m2 si l'on exclut des statistiques la librairie Ici, atypique par sa taille. Les surfaces des librairies reprises sont un peu plus importantes, avoisinant en moyenne les 200 m2. Mais là encore, si l'on isole les cas particuliers d'Ombres blanches à Toulouse (1 700 m2) et des Enfants de Dialogues à Brest (1 000 m2), la moyenne n'atteint plus que 115 m2.

Indépendamment des contraintes financières, qui limitent naturellement leurs ambitions, les nouveaux gérants manifestent souvent une volonté délibérée de s'épanouir dans des structures de taille modeste, où le travail administratif et managérial ne grève pas le temps de présence en magasin et de contact avec le client, au cœur de leur motivation d'entrepreneur. « J'ai eu besoin [...] de changer de rythme et de vie », expliquait récemment dans nos colonnes Coline Hugel pour justifier son choix de céder cet été, après onze ans, La Colline aux livres, à Bergerac, pour reprendre Le Bateau livre, un café- librairie à Pénestin, sur la presqu'île de Guérande (2).

En phase avec la demande

Symptomatique, selon l'économiste de la culture Françoise Benhamou, « d'un besoin de socialisation et de retour à l'humain face au développement du numérique », ce modèle de librairie de proximité, conçue comme un lieu de vie convivial avec une belle qualité d'accueil et de services, répond aussi à une attente des consommateurs. Comme dans d'autres types de commerces, telle l'épicerie fine, les clients ne recherchent plus en librairie l'exhaustivité de l'offre, mais plutôt une sélection et des gages de qualité. « Certains commerces, dont la librairie, en viennent même aujourd'hui à partager certaines valeurs de l'univers du luxe avec des aménagements soignés, une valorisation de leur offre et une clientèle CSP++ », observe le sociologue Vincent Chabault. Un constat qui vaut particulièrement pour les librairies des grandes agglomérations.

Financement participatif

Dans le même temps, « il y a aujourd'hui un mouvement d'installation sur des territoires ruraux, voire dans des endroits improbables », note Catherine Heude, responsable des relations librairies chez Actes Sud. Venant combler des vides, des libraires développent dans des espaces éloignés des grandes villes des concepts généralement mixtes, incluant notamment un café ou un salon de thé. Menés de manière individuelle ou collective, ces projets se placent souvent sous le signe de l'économie sociale et solidaire et recourent volontiers au financement participatif. C'est le cas cette année de la librairie associative Les Pépites, à Beuzeville (Eure), du café-librairie Le Temps qu'il fait à Mellionnec (Bretagne) ou encore de la librairie--salon de thé Calibou à Godewaersvelde (Hauts-de-France).

Directeur commercial de CED, Cyrill Vachon souligne malgré tout que, en termes de chiffre d'affaires, « si beaucoup de petites structures se lancent, elles ne suffisent pas à rattraper ce qui a été perdu en 2013-2014 avec les disparitions des enseignes Virgin et Chapitre ». Alain Danjou constate lui aussi que l'impact économique reste pour l'instant limité. Mais il reconnaît que « toutes ces initiatives ont le mérite de porter la culture au plus près des gens. Surtout, elles témoignent d'un attrait pour le livre qui perdure. »

Cette vitalité de la librairie pourrait bien se prolonger. Au CNL, on observe une montée en puissance du nombre de dossiers depuis 2012, avec une belle dynamique autour des reprises liée au départ en retraite de la génération de libraires qui se sont lancés au début des années 1980, après l'adoption de la loi Lang sur le prix unique du livre (1981). Un phénomène encourageant, car les besoins de transmission s'annoncent encore nombreux pour les toutes prochaines années où ils concerneront aussi de grandes librairies.

 

(1) Voir « Ventes : pourquoi ça va mal », LH 1193, du 9.11.2018, pages 20-24.

(2) Voir LH 1192, du 2.11.2018, pages -25-27.

Le libraire nouveau

Des profils types se dégagent des 88 ouvertures et reprises répertoriées par Livres Hebdo cette année.

Un solitaire : le nouveau libraire entreprend seul dans 60 % des cas. D'autres se lancent en couple ou à plusieurs, et quelques opérations sont portées par un véritable collectif comme ceux qui ont créé La Cavale, à Montpellier, et Les Pépites, à Beuzeville (Eure), ou repris Plume & image, à Tonnerre.

Une femme : l'entrepreneur est une entrepreneuse dans 60 % des cas. Elle agit seule ou en association avec une ou deux autres femmes. Les hommes entreprennent plus volontiers seuls.

41 ans d'âge moyen : 25 % des nouveaux patrons de librairie ont moins de 35 ans. La plus jeune, 25 ans, vient d'ouvrir Arborescence, à Massy (Essonne).

Déjà libraire : 64 % de ces chefs d'entreprise ont déjà une expérience dans la profession. Certains, gérants d'une librairie, ont cette année créé ou repris un second point de vente. Les entrepreneurs qui se reconvertissent dans la librairie viennent surtout de l'enseignement et de la communication, mais tous les univers sont représentés, du cinéma au rugby, en passant par les soins esthétiques.

La nouvelle librairie

Une création : 58 % des librairies créées ou reprises depuis le début de l'année sont des créations ex nihilo.

Une librairie généraliste : 58 % des librairies créées ou reprises sont généralistes. Plusieurs développent un concept mixte, notamment de café-librairie.

90 m2 en moyenne : hors la librairie Ici, à Paris (500 m2), la surface moyenne des nouvelles librairies est de 73 m2. Celle des librairies reprises est de 115 m2 si l'on exclut les cas atypiques d'Ombres blanches à Toulouse (1 700 m2) et des Enfants de Dialogues à Brest (1 000 m2).

En zone urbaine : 27 % des créations et reprises de 2018 sont intervenues en Ile-de-France, avec plusieurs opérations dans la banlieue sud-est de Paris. En province, elles sont disséminées sur tout le territoire.

Soutenue : L'Adelc et-ou le CNL sont intervenus pour 25 % des créations et reprises répertoriées. Plus de 15 % des librairies ont eu recours à un financement participatif.

Massy : l'énergie de la jeunesse

Elise Guillaume, librairie Arborescence.- Photo OLIVIER DION

A tout juste 25 ans, Elise Guillaume vole de ses propres ailes. Le 26 novembre, elle a ouvert, avec le soutien de l'Adelc, du CNL et de la Drac, une librairie généraliste de 66 m2 à Massy, 50 000 habitants, dans l'Essonne.

Baptisé Arborescence, elle inclut une petite offre en papeterie et jeux, un espace café et un potager participatif, installé dans la cour arrière du magasin qui a été aménagée en jardin. « C'est le petit plus qui nous distingue, explique la jeune gérante, qui a embauché une libraire pour l'accompagner. L'objectif est de faire d'Arborescence un lieu de vie avec plusieurs portes d'entrée. Aujourd'hui, une librairie doit être vivante, conviviale mais aussi diverse. »

Armée d'un DUT métier du livre obtenu à Nancy et d'une expérience de six ans en librairie, notamment à Paris chez Ars Una, Elise Guillaume a « surtout saisi une opportunité ». Désireuse de s'impliquer dans la ville où elle habite, elle a repris le local d'une ancienne maison de la presse, dont le bail avait été racheté par la mairie afin d'y réinstaller un commerce de livres.

En phase avec son époque marquée par le développement de l'économie sociale et solidaire, Elise Guillaume a aussi choisi de faire appel au financement participatif pour augmenter ses fonds, mais aussi pour « communiquer, mobiliser et donner aux gens la possibilité de s'impliquer dans la vie d'un commerce local ».

Montpellier : un collectif d'habitants crée sa librairie

1er novembre 2018, le choix des livres qui vont constituer le fonds de la librairie La Cavale, au café de La Panacée à Montpellier, avec les deux libraires.- Photo JULIANA STOPPA.

Ils se sont mobilisés pour garder une librairie dans leur quartier, et ils ont gagné. Le 23 novembre à Montpellier, La Cavale a ouvert ses portes dans le quartier des Beaux-Arts, dont les habitants ne voulaient pas se résigner après la fermeture de L'Ivraie en septembre. Constituée en société coopérative d'intérêt collectif (SCIC), l'entreprise, dont la valeur des parts sociales a été fixée modestement à 20 euros, a réussi à fédérer 140 coopérateurs de 22 à 80 ans et à constituer un capital social de 30 000 euros.

Dans la salle du Faubourg à Montpellier, le 30 août 2018 à 21 h 11, le nom de la nouvelle librairie « La Cavale, Librairie coopérative de Montpellier » est adopté dans la bonne humeur.- Photo JÉRÉMIE MUNERELLE

Soutenue par le CNL, La Cavale se positionne, sur 100 m2, rue de La Cavalerie, comme une vraie librairie généraliste riche de 10 000 titres avec une forte attention pour les sciences humaines, la littérature et la jeunesse. Elle se veut aussi un lieu culturel organisant régulièrement des rencontres et des animations. Pour lui donner les moyens de réussir, deux libraires professionnels ont été embauchés : Marion Floris (ex-Grain des mots à Montpellier) et Julien Haution (ex-Folies d'encre à Montreuil), devenus eux aussi coopérateurs.

Fondée sur l'engagement et la solidarité, La Cavale est la première librairie constituée en SCIC à voir le jour dans le sud de la France. Sur l'ensemble de l'Hexagone, elles seraient moins d'une dizaine. A l'exception des Volcans, à Clermont-Ferrand, et maintenant de La Cavale, cette forme juridique est pour l'instant surtout utilisée par des petites librairies rurales.

Vincent Chabault

Vincent Chabault est maître de conférences en sociologie à l'université Paris-Descartes, et notamment auteur de Sociologie de la consommation (Dunod) et de Construire son projet personnel et professionnel (EMS).

La multiplication des créations et reprises de librairies relève-t-elle d'un phénomène générationnel ?

Je travaille actuellement sur une sociologie du commerce et en particulier sur l'émergence de ce que j'appelle les néo-commerçants, dont font partie les libraires. Ils ont entre 30 et 50 ans, sont plutôt diplômés et ont travaillé comme cadres dans des entreprises où ils ont parfois été malmenés à la suite de restructurations. Disposant de ressources financières et résidant dans des quartiers populaires en voie de gentrification, ils veulent s'investir sur leur territoire, notamment par la culture.

Quelles sont leurs motivations ?

La première est l'indépendance. Ils veulent être leur propre patron. Mais ils cherchent aussi à exprimer un engagement sur un mode de vie. Comme les néo-cavistes qui recherchent l'authenticité et défendent des petits producteurs locaux, les néo-libraires souhaitent souvent valoriser l'édition indépendante.

Peut-on parler de quête de sens ?

Absolument. Ces entrepreneurs cherchent à redonner à leur travail un sens qu'ils ont le sentiment d'avoir perdu dans les grandes entreprises qui pratiquent un management standardisé. D'où les reconversions vers l'artisanat et le commerce indépendant. Le métier de libraire, comme agent culturel qui partage ses goûts et défend des valeurs, répond bien à cette quête.

24 créations et reprises au 4e trimestre

Mois Librairie Ville m2 Spécialité Créa/Reprise
Octobre Ici Paris 500 Généraliste Création
- Au bonheur  Montrouge 70 Généraliste Création
- Au saut du livre Joigny (89) 60 généraliste Création
- Les Oiseaux de nuit Saint-Amand/Puisaye (58) 60 Généraliste Création
- Au fil des pages Le Havre 50 Généraliste Création 
- Les Pépites  Beuzeville (27) 130 Généraliste Création
- Le Poisson de lune  Marseille 130 Jeunesse Création
- Les Enfants Dialogues Brest 1000 Jeunesse Reprise
- M'Lire Laval 120 Généraliste Reprise
- L'Exemplaire ex-Lire aux éclats Plaisance-du-Touch (31) - Généraliste Reprise
- Les Cahiers Lamartine Cluny 80 Généraliste Reprise
Novembre Deuxième page par Doucet   Le Mans 190 Prix réduits Création
- La Chouette Librairie  Lille 65 Généraliste Création
- Imaginarium  L'Isle-Adam 100 BD, Jeunesse Création
- La Petite Librairie Sommières (31) 70 Généraliste Création
- Chimère  Châtillon (92) 70 Généraliste Création
- Arborescence  Massy 66 Généraliste Création
- La Cavale  Montpellier 100 Généraliste Création
- La Boussole Villefranche/Saône 60 BD Création
Décembre Nouvelle & Cie Bois-Colombes (92) 110 Généraliste Création
- L'Impromptu  Paris - Généraliste Création
- Matière grise ex-Les Vents des pages Montrouge 50 Généraliste Reprise
- Librairie du Rivage Royan 95 Généraliste Reprise
- Plume & images  Tonnerre 100 Généraliste Reprise

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