« Mais comment vous êtes-vous rencontrés ? » Diego, 27 ans, qui vit maintenant à Vancouver, demande à son père Edgardo Maranan et à moi-même l’origine de notre amitié. Depuis quelques jours le père et le fils, tous deux Philippins, vivent à la maison pour quelques jours de vacances à Paris. Oui, au fait comment commence une amitié ? Il y a les amis d’école, d’université, de boulot, de sortie d’école quand des enfants surviennent, bref il y a amis de toutes sortes rencontrés au fil de nos vie. Si je ne détestais pas cet horrible adjectif tellement à la mode qu’il ne dit rien, je dirais que l’amitié entre Ed et moi avait tout d’ « improbable ». Que peut lier un universitaire de Manille à un journaliste français qui était alors bien en peine de situer son pays sur une mappemonde ? L’histoire a commencé en 1977. Membre du groupe 104 d’Amnesty international, j’ai avec les autres militants de notre petite assemblée reçu un « dossier de prisonnier ». Celui d’Edgardo Maranan, emprisonné depuis de longs mois, sans vraies raisons, ni procès en vue. L’arbitraire d’une dictature qui s’incarnait alors en un couple fameux : les Marcos, Ferdinand et Imelda, connue notamment par une collection de milliers de chaussures (les riches ont souvent d’étranges manies). Comment obtenir un procès équitable et surtout comment sortir « notre » prisonnier de son enfermement ? Après diverses approches infructueuses, nous nous sommes décidé à lui écrire dans sa prison. Quelques semaines plus tard nous reçurent une réponse incroyable. Il nous expliquait qu’il nous remerciait de notre attention, que sa santé était bonne et que, bien qu’en prison, il venait d’être couronné par le plus grand prix de poésie de son pays. Mais, voilà le hic : le directeur de la prison ne lui avait pas accordé le droit de sortir le temps de recevoir son prix. Ed, voyez l’arrogance de ces opposants, entendait faire un discours de réception de son prix sur le thème de la défense des droits de l’homme. RE-FU-Sé ! En post-scriptum, il nous demandait si nous pouvions lui envoyer quelques livres pour meubler sa solitude. Le jour de notre réunion où nous essayons d’organiser notre action nous recevions aussi un nouvel adhérent. Prof aux Langues O, Jean-Luc Moreau était aussi poète. Je me souviens que tel un enfant à l’école il leva la main et nous expliqua d’une voix timide qu’il avait une idée : « Je vais la semaine prochaine à un Congrès de poésie à Budapest, pensez-vous que je pourrai demander à quelques-uns uns de mes confrères d’envoyer un livre à votre prisonnier. » La proposition fut adopté et on passa à autre chose. Un mois plus tard, toujours les mêmes questions : que faire ? C’est alors que le nouvel adhérent, oublié de tous, toujours aussi timidement, murmura : « J’espère que je n’ai pas fait de bêtises mais dix poètes ont accepté d’envoyer un de leur livre dédicacé à la prison de M. Maranan. » Euréka : la voilà la bonne idée. A partir de cette idée, le groupe 104 s’est mis en recherche de tous les écrivains susceptibles d’adresser un livre dédicacé à notre prisonnier. Brassens adressa des cassettes de ses chansons, le prix Nobel de littérature, cette année-là, le poète espagnol Vicente Aleixandre fit de même, ainsi qu’une bonne centaine d’autres, français mais aussi anglais, allemands, etc, touché par notre idée. C’est ainsi qu’en janvier 1979 nous apprîmes par Edgardo dans une lettre bouleversante que les haut-parleurs de sa prison grésillèrent le 24 décembre 1978 pour lire les noms de dix prisonniers, dont le sien, devait aller chercher leur avis de libération au bureau du directeur. Libre, il était libre pour Noël ! Depuis ce jour Ed et moi sommes devenus amis. Il conserve dans sa bibliothèque une dizaine d’ouvrages plus précieux que tout au monde pour lui (les autres livres ont sans doute finit à la poubelle ou, dans la meilleure des hypothèses, dans la bibliothèque du directeur de la prison. On ne saurait trop encourager les employés des dictateurs à lire. C’est bien connu : les livres libèrent.
15.10 2013

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