Depuis Loin de Chandigarh, et si différents en apparence soient les trois romans qu'il a écrits, on peut considérer que Tarun Tejpal traite toujours le même thème : l'histoire d'un individu - descendant de maharadjah, intellectuel victime d'une vendetta, ou ici assassin repenti d'une redoutable secte himalayenne - menacé par une collectivité, voire par le reste du monde, "l'outre-monde". Expérience inspirée à l'auteur par son propre vécu, sans doute, puisque le fondateur-directeur de l'hebdomadaire indépendant Tehelka a failli payer très cher sa dénonciation de la corruption endémique qui règne dans son pays, l'Inde.

Dans sa démarche, La vallée des masques constitue un sommet : un grand huis clos paranoïaque, confession nocturne d'un certain Karna, un fanatique, juste avant que ses anciens frères Wafadar ne viennent le liquider, pense-t-il. Les Wafadar, auxquels il a lui-même appartenu, sont les tueurs sauvages de la secte Aum. Ils vident leurs victimes de leur sang à l'aide du siontch, un peu dans la tradition des fameux thugs, qui furent le cauchemar des colons britanniques.

La secte Aum, du nom de son gourou né en 1888, est une redoutable organisation nichée dans une vallée de l'Himalaya, qui n'hésite pas à piller, massacrer ou réduire en esclavage les paysans alentour. Chacun de ses membres, intégré à un système suprêmement hiérarchisé, voue sa vie à Aum et à ses successeurs, dirigés par le Grand Bienfaiteur et ses Grands Timoniers, se soumet totalement, corps et âme, à leurs ordres, et porte un masque, l'Effigie, signe de sa renonciation à son identité de naissance. Au terme d'années d'une initiation impitoyable, dont seuls les plus forts et les "purs des purs » triomphent, le novice prend toute sa place dans la secte, et peut même espérer gravir des échelons. C'est la voie qui était promise à Karna, jusqu'à ce qu'il rencontre une femme avec qui se tisse un lien étrange et défendu, et que celle-ci lui ouvre les yeux sur ce qu'il est réellement : un bourreau aussi féroce que les autres. Le Wafadar va alors tenter d'échapper à la secte. Mais échappe-t-on jamais à son passé ?

Sa dernière nuit, cet amateur de thé et de musique, qui a refait sa vie modestement avec l'humble Parvati et gagne son riz en sculptant des Ganesh pour un patron musulman, la passe à dicter sa confession à un magnétophone, seul trésor qu'il lègue à sa compagne. Un exercice d'hygiène, afin de soulager sa conscience avant de mourir.

Foisonnant, complexe, digressif, pas toujours évident à suivre, La vallée des masques peut se lire comme une allégorie de la Chine communiste (voisin de l'Inde toujours menaçant), ou de toute autre structure où l'individu est broyé, décérébré, embrigadé. Le devoir de chaque homme libre étant bien sûr d'entrer en résistance. Surtout s'il est journaliste et écrivain.