Dans son appartement situé aux abords de l’Arc de triomphe, à Paris,, Bernard Pivot pointe de l’index l’une des vastes bibliothèques qui tapissent les murs de son salon. "Je range ici les livres de la rentrée littéraire par éditeurs, dans l’ordre alphabétique, vous voyez ? Ça va d’Albin Michel à Zulma", nous raconte-t-il un matin de juillet. Depuis fin mai, le président de l’académie Goncourt a reçu pas moins d’une centaine de romans à paraître en août et en septembre. Certains sont disposés en petites piles sur une grande table en bois jonchée de papiers et carnets de notes. Son écriture anguleuse au stylo à plume laisse deviner quelques grands noms attendus à la rentrée. Mais il est inutile de se pencher sur le cahier à spirale Clairefontaine qui contient ses notes de lecture. "Il y a un devoir de confidentialité au sein de l’académie Goncourt", rappelle-t-il avec un regard perçant. Son rythme de lecture s’est accéléré et devait rester soutenu pendant tout l’été. Jusqu’à la date de la première réunion des Goncourt, le 5 septembre, en vue d’établir la première sélection du prestigieux prix.
"On s’amuse beaucoup"
Bernard Pivot n’a pas revu ses neuf camarades de l’académie depuis "le premier mardi du mois" de juin où ils se sont réunis comme à leur habitude, "entre 11 h 30 et 14 h 30 ou 15 h" au restaurant parisien Drouant. "On a bavardé, discuté des livres que nous avions lus et parlé de beaucoup d’autres choses… On s’amuse beaucoup. C’est très simple, on boit, on mange et on se sépare", déclare-t-il évasif. Il ne donnera aucun détail sur le contenu des discussions. Ce n’est pas parce que le journaliste vous ouvre les portes de chez lui qu’il accepte de se prêter au jeu de la confidence. Son appartement le trahit pourtant et dévoile au moins un peu de sa personne. Une vie d’expériences forgées autour de la littérature. Sur le palier d’abord, une étagère en carton, jaunie par le temps, accueille de faux livres desquels s’échappent quelques fils de colle ; c’est bien une partie du décor du plateau d’"Apostrophes". Deux des fauteuils noirs qui accueillaient autrefois les personnalités dans l’émission littéraire reçoivent aujourd’hui les invités de Bernard Pivot dans son séjour. Et les livres, les vrais, sont omniprésents. "L’été, quand je m’apprête à partir en vacances, je charge le coffre de ma voiture d’une soixantaine d’ouvrages que je choisis en fonction des couvertures ou des auteurs que je connais", précise-t-il. Direction le Beaujolais, "à la campagne, pour rendre visite à des amis ou rejoindre ma famille". Pendant six semaines, il lit, le matin et l’après-midi, "c’est mieux". Et écrit une note de lecture "pour chacun des livres", "15 lignes au maximum si elle est élogieuse". Son procédé ? "Je raconte l’histoire et ajoute quelques commentaires, tout simplement". Mais son régime littéraire ne s’accompagne pas forcément de solitude. "Je questionne souvent une de mes filles, grande lectrice, sur ce qu’elle a aimé ou pas. Et il m’arrive aussi d’acheter deux ou trois exemplaires d’un livre à sa sortie et de les donner à des gens pour avoir leur avis", poursuit-il. Le critique littéraire se méfie avant tout de son "humeur du moment" : "si tout va bien, vous avez tendance à accorder une plus-value à l’ouvrage tandis que si vous avez mal dormi ou si vous êtes de mauvaise humeur, il risque d’en pâtir". Le président de l’académie Goncourt évite par ailleurs de commencer un livre le jour où il en a fini un autre qui l’a "enthousiasmé" parce qu’"il y a de bonnes chances qu’il vous déçoive". Et ne s’acharne pas à finir un roman si l’histoire ne le retient pas, "même si je lis la plupart jusqu’au bout. C’est comme avec un film, on s’arrête rarement en cours de route."
"Un réflexe journalistique"
Il reçoit dans le même temps, par mail, les impressions des autres jurés du Goncourt. Marie Dabadie, la secrétaire du prix, s’occupe de centraliser les courriels et de les renvoyer aux uns et aux autres. "Comme ça, tout le monde est tenu informé des lectures de chacun. Si un livre est remarqué par plusieurs, il est fatalement lu par tout le jury, c’est la règle. Avant mon arrivée [à la présidence du Goncourt en janvier 2014, NDLR], des romans pouvaient figurer sur la première sélection alors que seuls deux ou trois membres les avaient lus. Aujourd’hui, cela n’arrive plus", lance-t-il. Ces notes de lecture, celles de ses camarades du Goncourt, "admirablement écrites", peuvent lui faire changer d’avis à propos d’un livre tout comme les critiques de la presse. "C’est un réflexe journalistique. Je lis tous les articles de mes confrères critiques et dès que j’aperçois deux ou trois qui encensent un livre, il m’arrive de reprendre ce roman", confie-t-il.
Vers le 15 août, Bernard Pivot rentre à Paris. A trois semaines de la première réunion de la rentrée des Goncourt, le compte à rebours se met en marche. "J’en profite pour lire les livres que les autres jurés ont remarqués", explique-t-il. Ensuite vient l’élaboration de sa liste. Un coup de cœur ? "Je viens d’en lire un, les premières pages j’étais emberlificoté, j’avais envie d’abandonner, et finalement j’ai bien fait de continuer parce qu’il est formidable", dit-il l’air joueur. Dans la chronique qu’il tient pour Le Journal du dimanche, le critique littéraire a salué Un certain M. Piekielny de François-Henri Désérable, paru chez Gallimard, et Le déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus, publié par Grasset. Le premier se retrouve dans la première sélection, pas le deuxième. "Il faut surtout avoir l’esprit démocratique. Depuis le prix de Michel Tournier en 1970, aucun prix Goncourt n’a été décerné à l’unanimité. Nous sommes dix membres avec des tempéraments très différents et n’avons fatalement pas les mêmes goûts", déclare-t-il. Pour avoir le Goncourt, , il faut néanmoins faire preuve d’une "écriture, mais aussi d’une histoire, d’une musique, d’un ton, d’une originalité, d’une secousse, d’un dérangement". On n’en saura pas plus.