Le grand homme du livre, en France, depuis la guerre", dit de lui l’éditeur Denis Maraval. Vingt ans après sa mort, le 30 mai 1994, la personnalité de Jean Gattégno continue de marquer les esprits. En 1999, pour les cinq ans de sa disparition, Fayard avait publié un livre collectif, dirigé par Marc Olivier Baruch et intitulé Une voix qui manque. Les 13 et 14 juin, le colloque organisé à l’Enssib à Villeurbanne en hommage à Jean Gattégno (voir ci-dessous) s’intitulera "Une voix qui manque toujours"… Ces deux jours de rencontres permettront de revisiter l’action de celui qui fut directeur du Livre et de la lecture de 1981 à 1989. Huit années charnières, marquées par le vote de la loi Lang, l’explosion de l’offre de lecture publique, le soutien accru à la petite édition et à la traduction, et l’apparition d’une nouvelle génération de libraires.
Prof et homme de lettres.
"Jean Gattégno possédait une très forte personnalité", rappelle Marc Olivier Baruch, ancien administrateur civil au ministère de la Culture, aujourd’hui directeur d’études à l’EHESS et président du conseil d’administration de l’Enssib depuis décembre 2013. "Mais, ajoute-t-il, c’était le patron idéal : il savait déléguer, il nous laissait aller et il assumait. C’était clairement le patron et, en même temps, il ne prenait jamais la posture du supérieur hiérarchique. Cette façon de gouverner dans la confiance venait, je pense, de son passé d’universitaire dans les années 1970." C’est sans doute là un point capital : Jean Gattégno n’avait pas été biberonné au moule de la haute fonction publique. "Il était resté prof et homme de lettres, avec une aisance dans les contacts et un sens de la relation avec les plus jeunes", se souvient Francis Geffard, qui avait créé la librairie Millepages, à Vincennes, en 1980, à tout juste 20 ans, et qui rencontrera la première fois Jean Gattégno au moment de l’émergence du groupement de librairies L’Œil de la lettre, en 1983.
Né à Paris en 1935, normalien, agrégé d’anglais, Jean Gattégno a enseigné la littérature anglaise d’abord à la Sorbonne, puis en Tunisie. De retour en France, il participe à la création du Centre universitaire expérimental de Vincennes, puis il sera professeur à Nanterre. Traducteur de Wilde, biographe de Lewis Carroll (la première édition de Lewis Carroll, une vie paraît au Seuil en 1974), il dirigera l’édition des Œuvres de ces deux écrivains en "Pléiade". Un parcours pré- et post-soixante-huitard, d’intellectuel de gauche, mais qui ne le destinait pas forcément à devenir le premier directeur du Livre et de la lecture du ministère Lang, aussitôt la gauche arrivée au pouvoir, au printemps 1981. "Quand il est arrivé à la Direction du livre, il ne connaissait rien à la chaîne du livre, mais il a appris à une vitesse phénoménale", rappelle François Gèze qui faisait, à cette même époque, ses propres débuts dans l’édition (il prend, en 1982, la direction de Maspero, qu’il rebaptise l’année suivante La Découverte). "On peut dire qu’il a largement tracé le chemin de l’interprofession", estime même Francis Geffard, qui précise : "Ses qualités d’ouverture, d’homme de contact, cultivé, intuitif et chaleureux ont beaucoup joué." Jean Gattégno "construisait dans le dialogue", confirme François Gèze, qui rappelle deux dossiers, parmi tant d’autres : "Le démarrage compliqué d’Electre, dossier qu’il a contribué à apaiser, avant l’arrivée de Jean-Marie Doublet à la direction du Cercle de la librairie, et le transport. Le système de transport du livre était obsolète et verrouillé. Jean Gattégno a joué les messieurs Bons Offices et mis tout le monde autour d’une même table."
Une Commission hostile.
Mais la mémoire de Jean Gattégno reste d’abord très attachée à la loi Lang. En 1986, quand arrive l’alternance politique, il choisit de rester à son poste et de servir le nouveau ministre de la Culture, François Léotard - ce dont Jack Lang lui portera rancune. Pourtant, son maintien ne fut pas inutile. "S’il avait senti que le nouveau gouvernement chercherait à remettre en cause la loi Lang, il serait parti", assure Jean-Sébastien Dupuit, aujourd’hui vice-président du Comité d’histoire du ministère de la Culture, lui-même ancien directeur du Livre (de 1993 à 2003) et qui était, alors, conseiller technique pour le livre auprès de François Léotard. Et Jean-Sébastien Dupuit d’expliquer : "En réalité, Jacques Chirac et François Léotard étaient eux-mêmes des partisans convaincus du prix unique. Ils ont laissé les adversaires de la loi Lang donner de la voix, mais il n’était pas question de revenir en arrière. Ces années-là, qui furent celles de la consolidation de la loi Lang, en France mais aussi au niveau européen, furent cruciales. La présence de Jean Gattégno et son excellente connaissance des dossiers ont beaucoup pesé. Nous avons réussi à faire de la loi Lang un objet transpartisan." Marc Olivier Baruch se souvient avoir passé beaucoup de temps à Bruxelles avec Jean Gattégno et rappelle qu’au départ, la Commission européenne était hostile à la loi Lang. Francis Geffard, qui a suivi lui aussi Jean Gattégno à Bruxelles, mais également à Copenhague, Francfort et dans d’autres grandes villes européennes, renchérit : "Il s’agissait de faire tâche d’huile, et que la loi sur le prix unique s’étende au plus grand nombre de pays possible."
Emmanuel Le Roy Ladurie, qui fut nommé administrateur général de la BN en 1987, peut témoigner que Jean Gattégno n’avait pas viré sa cuti en décidant de rester sous la droite : "Il était mon supérieur hiérarchique. J’admirais son talent. Et son bilan à la Direction du livre. Nous aurions pu être grands amis, sans nos divergences politiques et les circonstances." Les "circonstances" : l’accouchement dans la douleur de la "TGB", aujourd’hui BNF, voulue par François Mitterrand à sa réélection, en 1988. En 1989, Jean Gattégno devient délégué scientifique de l’établissement public de la Bibliothèque de France. Il sera finalement débarqué en 1992, "victime de querelles qui le dépassaient", résume Marc Olivier Baruch. Jean Gattégno décède deux ans plus tard, "alors qu’il allait être nommé président de la commission de littérature étrangère du CNL". Une reconnaissance justifiée pour celui qui avait tant milité pour la revalorisation du statut des traducteurs, son soutien sans faille à la littérature étrangère (via, notamment, la manifestation des Belles Etrangères) et, plus largement, le développement des attributions du CNL : "C’était un système très bien pensé, juge François Gèze : la preuve, c’est qu’il est toujours en place."
Années de créativité et de bonheur.
A son arrivée à la Direction du livre, Jean Gattégno avait trouvé une administration sans réelle identité : "La Direction du livre avait été créée, dans la douleur, en 1975, en prenant des bouts à différents ministères", rappelle Jean-Sébastien Dupuit. Quand il la quitte, en 1989, elle est devenue l’acteur majeur de la politique du livre en France, et l’un des pivots de l’interprofession. "Ce ne serait pas rendre service à la mémoire de Jean Gattégno que d’en faire quelqu’un d’infaillible, mais ce furent des années formidables de créativité et de bonheur", résume Jean-Sébastien Dupuit. "Sa mort nous a marqués, on sait ce qu’on lui doit", ajoute Francis Geffard, qui se refuse pourtant à toute nostalgie de cette mythique "trinité des années 1980 : Lang, Lindon, Gattégno" : "Nostalgie, non. Mais fidélité à une certaine vision, oui."