La compassion et la répression ont partie liée dans les sociétés contemporaines, notamment lorsqu’il s’agit de populations précaires, marginales ou indésirables." La parole est précise, déterminée. Didier Fassin sait où il va. On le voit dans ses livres, on le constate dans sa vie. Le choc de la guerre au Bangladesh en 1971 le conduit d’abord vers des études de médecine. "Parti travailler en Inde comme médecin, j’ai fait à Calcutta la double découverte de la différence culturelle et de l’inégalité sociale. Cette expérience des gens vivant dans des conditions extrêmement précaires, parfois dans la rue, mais conservant une dignité et une sociabilité souvent remarquables, m’a profondément marqué."

Au moment où surgit l’épidémie du sida, l’approche médicale semble trop étroite au chef de clinique à la Salpêtrière pour appréhender ces réalités. "Je me suis orienté vers les sciences sociales, au Sénégal, en Equateur, en Afrique du Sud et finalement en France." De l’humanitaire, il passe au sécuritaire. Dans une série d’ouvrages remarqués, il étudie la dimension répressive de nos sociétés à travers la police (La force de l’ordre, Seuil, 2011, Points, 2015), la prison (L’ombre du monde, Seuil, 2015, Points, 2017) et maintenant la justice avec Punir.

Des distances avec Michel Foucault

"On constate que les représentants des Etats européens peuvent alternativement, voire simultanément, s’émouvoir du sort des Syriens ou des Somaliens qui se noient en Méditerranée en essayant d’échapper à la violence dans leur pays respectif et envoyer la police pour les refouler ou les expulser de leurs abris de la manière la plus brutale. C’est là un phénomène général, qu’on retrouve également par exemple dans le traitement de l’enfance en difficulté en France ou des orphelins du sida en Afrique. Donc, il y a pour moi une continuité dans la volonté d’éclairer ces deux dimensions, de compassion et de répression, dans les sociétés contemporaines, alors que les sciences sociales les traitent séparément, la première à travers la philosophie morale, et la seconde, dans les travaux criminologiques."

Didier Fassin a mis ses pas dans ceux de Michel Foucault en prenant ses distances avec son illustre prédécesseur. "J’ai proposé d’étudier les politiques de la vie, plutôt que ce qu’il appelle les biopolitiques qui, contrairement à ce que leur nom semble indiquer, ne concernent pas le gouvernement des vies, mais celui des populations. Je me suis pour ma part concentré sur la signification et la valeur que nos sociétés accordent à la vie humaine et sur la manière inégale dont elles les traitent en fonction de leur statut social, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe."

Directeur d’études à l’EHESS à Paris, professeur à Princeton, où il vit avec son épouse, la sociologue Anne-Claire Defossez, Didier Fassin a reçu il y a quelques mois la reconnaissance internationale avec la médaille d’or de l’Académie suédoise d’anthropologie et de géographie, le Nobel des sciences humaines. Il y voit un encouragement à continuer cette anthropologie critique, en prise avec les grands questionnements qui conditionnent nos sociétés. Laurent Lemire

Didier Fassin, Punir. Une passion contemporaine, Seuil. Prix : 17 euros ; 210 p. Sortie : 5 janvier. ISBN : 978-2-02-132708-3