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Les libraires vont-ils sauter sur l’occasion ?

La salle de l’occasion, au sous-sol de La Terrasse de Gutenberg, Paris. - Photo Olivier Dion

Les libraires vont-ils sauter sur l’occasion ?

Après les fêtes, plus encore qu’à d’autres moments de l’année, les lecteurs se transforment grâce à Internet en revendeurs de livres. Dans la foulée, le livre d’occasion apparaît comme un service apprécié des clients des libraires. Mais pour un professionnel, l’économie de cette activité n’a rien à voir avec la vente de livres neufs. La marge est plus élevée, mais le risque aussi.

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Par Hervé Hugueny, Clarisse Normand
Créé le 09.01.2015 à 12h02 ,
Mis à jour le 09.01.2015 à 15h40

Janvier, c’est le temps des soldes, et de la revente décomplexée des cadeaux sur Internet. Très offert, le livre est aussi bien revendu sur Amazon, eBay, Fnac.com, Leboncoin, Priceminister, dans un circuit qui échappe pour l’essentiel aux libraires de livres neufs. C’est un service que leurs clients apprécieraient pourtant : selon un sondage réalisé pour le Syndicat de la librairie française (SLF), 60 % d’entre eux trouveraient utile "une bourse aux livres au cours de laquelle les clients pourraient acheter, vendre ou échanger des livres d’occasion". La réponse arrivait largement en tête des 23 propositions de services suggérées dans l’étude réalisée pour les 2es Rencontres nationales de la librairie à Bordeaux, en juin 2013. Mais la constatation de l’enquête reste d’actualité : "Seule une part très minoritaire des librairies est présente sur le marché de l’occasion."

L’exemple de Gibert demeure presque unique (voir p. 21). "C’est un sujet qui m’intéresse, une option envisagée après cette étude, mais je n’ai pas franchi le pas, finalement. C’est un risque important à prendre, il y a une barrière de compétence à l’entrée, et ce serait un sujet très sensible avec les éditeurs", résume Matthieu de Montchalin, patron de L’Armitière à Rouen et président du SLF. "Même s’il s’agit toujours de livres, le neuf et l’occasion n’ont pas grand-chose à voir", poursuit Yannick Burtin. Cogérant du Merle moqueur à Paris dans le 20e arrondissement, il s’est lancé dans cette "zone d’ombre de la loi Lang" avec la reprise d’une des 11 librairies Mona lisait, réseau de solderie et d’occasion liquidé l’an dernier. "C’est du vrai commerce, avec une gestion qui se rapproche des autres secteurs : de l’achat ferme à prix négocié, et pas de prix réglementé à la revente", analyse-t-il après un an d’expérience dans la relance du point de vente, rebaptisé Le Gai Rossignol et situé au cœur de Paris, rue Saint-Martin (3e arrondissement). "On ne travaille pas du tout avec les mêmes marges brutes : la moyenne devrait atteindre 50 % contre 36 à 37 % avec le neuf", précise Yannick Burtin.

Le risque de surstockage

La rotation d’un stock d’occasion est toutefois plus lente, les titres ne faisant l’objet d’aucune médiatisation, et donc d’aucune vente massive et rapide. La valeur unitaire est plus basse, l’approvisionnement aléatoire. Il n’y a évidemment pas de retour, donc un risque de surstockage. Le besoin en fonds de roulement est plus important car les achats sont payés comptant. "Mais le résultat final reste supérieur", se félicite le nouveau gérant du Gai Rossignol.

"Les marges sont effectivement meilleures, mais le classement de ces livres et leur mise en fiche pour la vente sur Internet sont très longs", témoigne Michelle Farradou, gérante de La Terrasse de Gutenberg, à Paris également (12e arrondissement). Le stock "considérable" est rassemblé au sous-sol, bien séparé du neuf. "Il est sous-exploité, il faudrait quelqu’un pour s’en occuper, mais il n’y a quand même pas de quoi justifier un temps plein", estime la libraire, venue sur ce marché par passion des textes anciens chinés en brocante, et par les hasards de la vie personnelle - son mari était aussi bouquiniste sur les quais de la Seine.

A Roubaix, Emily Vanhée, gérante de la librairie Les Lisières, a aussi des projets de mise en valeur de son fonds de livres d’occasion rassemblé par la précédente propriétaire. Faute de temps, ils sont remis à plus tard. "Ce n’est pas la partie la plus glamour de la librairie, dans une salle tout au fond, pas chauffée et mal éclairée", reconnaît-elle. "On en refera quelque chose de bien, il faudrait vraiment quelqu’un pour s’en occuper, au moins pour le classement dans un premier temps. Il faudrait aussi rafraîchir le fonds, on commencera sans doute par signaler aux clients qu’on peut racheter leurs livres", envisage Emily Vanhée. Pour le moment, elle accepte ceux qui lui sont donnés. "Les classiques en poche pour le scolaire circulent assez vite, et les autres sont mis dans des bacs à l’extérieur."

L’approvisionnement et l’achat sont au cœur du métier. "C’est une compétence longue à acquérir, au vu de notre expérience dans le scolaire", confirme Matthieu de Montchalin. Les manuels restent le seul rayon investi dans l’occasion par les libraires de neuf, maintenant sous la concurrence de leurs propres clients. Simple d’usage et gratuit pour les particuliers, contrairement aux marketplaces d’Amazon, eBay, Fnac.com ou Priceminister, Leboncoin est devenu une "librairie" considérable. "Il faut proposer un prix d’achat assez attractif pour inciter les familles à nous revendre leurs livres au lieu de le faire sur Internet, mais pas trop haut pour conserver une marge tout en maintenant un rabais incitatif par rapport au neuf", explique le patron de L’Armitière. Sans oublier de surveiller l’évolution des programmes scolaires, sous peine de se retrouver avec des stocks invendables : c’est bien un métier.

"C’est vraiment une autre façon de travailler, il faut accepter une prise de risque importante si on veut gagner de l’argent, sans hésiter à acheter en grande quantité, ce qui exige de la trésorerie et de l’espace de stockage, donc il faut se mouiller", complète Yannick Burtin, qui apprécie l’expérience de l’équipe qu’il a reprise. "Nous ne pouvons pas accueillir des revendeurs individuels comme Gibert, on a donc privilégié l’achat de bibliothèques entières de particuliers. On se déplace, on fait une offre, et on les débarrasse. La marge brute est encore plus importante que les 60 % de la solderie." Bien qu’il n’ait fait aucune publicité, la librairie est régulièrement sollicitée par des héritiers encombrés de livres encore plus difficiles à céder que des meubles. "L’occasion en littérature générale est un marché d’avenir, à l’inverse du livre soldé dont l’approvisionnement se réduit, corollaire du rétrécissement du livre d’art et de la prudence des éditeurs qui réduisent les tirages", estime le dirigeant.

Interclassement ou pas ?

La présentation de ce fonds d’occasion peut être aussi problématique pour un libraire de neuf. L’interclassement, élément de l’image de marque de Gibert, ne donne pas de bons résultats ailleurs. "Nous avons essayé, mais il s’agit de deux publics différents et ça ne passait pas", a constaté Emily Vanhée. La Terrasse de Gutenberg sépare aussi les deux types de livres, ne serait-ce qu’en raison de l’ancienneté de son stock. A l’inverse, Le Gai Rossignol vend maintenant un peu de neuf, "une façon d’élargir l’offre et d’augmenter le prix du panier moyen. Mais des espaces de solde ou d’occasion au milieu du neuf seraient probablement une source de perturbation", estime Yannick Burtin, sauf s’il s’agit de remédier aux lacunes de titres épuisés.

C’est exactement ce qui a conduit Charles Kermarec à reprendre Galaxidion, la marque spécialisée dans l’ancien et propriété d’Alapage, fermé par France Télécom. "Les libraires de Dialogues ont pour consigne de ne jamais répondre qu’un livre est épuisé, et de le rechercher auprès des libraires d’ancien. Je connaissais donc bien Galaxidion et je n’ai pas hésité quand France Télécom l’a mis en vente : la meilleure façon de préserver ce service était encore de le contrôler." La plateforme est aujourd’hui gérée avec celle des Libraires.fr, par l’équipe dirigée par Thomas Le Bras. "Il a fallu reconstituer le réseau, qui devrait atteindre 170 adhérents cette année. Ils sont encore plus individualistes que les libraires traditionnels, et complètement insensibles à notre qualité d’indépendant par rapport à la marketplace d’Amazon, qui est devenu leur principal concurrent", s’étonne le responsable de la plateforme. Vraiment un autre monde, l’occasion. H. H.

 

Ebooks : des occasions très virtuelles

"L’ouverture d’un marché de la revente d’œuvres dématérialisées peut être organisée sans modification législative sur une base contractuelle", estiment Joëlle Farchy et Camille Jutant, auteures d’une étude économique sur l’occasion numérique à paraître à la mi-février (1). Parti d’une commission du Conseil de la propriété littéraire et artistique qui doit rendre un rapport juridique sur le sujet, l’ouvrage va au-delà du secteur numérique pour s’intéresser aussi au marché du livre imprimé d’occasion.

Difficile à appréhender, repoussoir même d’une économie fondée sur la production de nouveautés, le marché de l’occasion n’est pas suivi comme celui du livre neuf. Selon les données du panel de consommateurs GFK, qui n’était pas lancé au moment de la rédaction de l’étude, "en septembre-octobre, 23,4 % des acheteurs de livres ont acheté de l’occasion, ce qui a représenté 15 % des volumes achetés et 7 % des dépenses sur le marché du livre total", indique Sébastien Rouault, chef de groupe panel livre de l’institut d’études. C’est légèrement supérieur au résultat du sondage de Livres Hebdo de mars 2014 (voir ci-dessous).

Les circuits d’achat et de revente de l’occasion évoluent sous l’effet du "rôle majeur d’Internet et des échanges entre particuliers", soulignent Joëlle Farchy et Camille Jutant. Dans le livre, Internet progresse, mais les circuits physiques étaient encore majoritaires en 2013 (30 % des achats, 36 % des reventes).

L’occasion numérique n’est pour le moment qu’une hypothèse, tout particulièrement en France où le marché initial n’atteint pas 5 % de l’activité. Elle est toutefois devenue juridiquement consistante depuis 2012 et la décision de la Cour de justice de l’Union européenne, autorisant la revente de licences de logiciels. C’est potentiellement très déstabilisant : l’occasion dans le numérique serait rigoureusement identique au neuf, aggravant encore l’ambiguïté entretenue sur les marketplaces dans l’imprimé pour contourner la loi Lang. Côté consommateur, l’intérêt apparaît néanmoins limité. H. H.

(1) Qui a peur du marché de l’occasion numérique ? La seconde vie des biens culturels, 140 pages, 15 euros, Presse des Mines.

Gibert Joseph face aux marketplaces

 

L’enseigne s’organise pour contrer la concurrence des vendeurs sur les places de marché.

 

Gibert Joseph boulevard Saint-Michel, à Paris : l’achat de livres d’occasion aux particuliers.- Photo OLIVIER DION

Le secteur de l’occasion n’est pas un long fleuve tranquille, même pour son spécialiste historique, Gibert Joseph. Ayant dû surmonter la perte du scolaire, longtemps moteur de cette activité, l’enseigne doit aussi faire face à une concurrence qui ne cesse de se durcir avec le développement sur Internet de places de marché ouvertes non seulement aux professionnels mais aussi aux particuliers. Pourtant, assure Marc Bittoré, P-DG du réseau, "l’occasion occupe chez Gibert Joseph une place constante. La chute du scolaire a été largement compensée par le développement des rayons généralistes, à commencer par celui de la littérature. Et, dans cette configuration, nous maintenons notre activité." Achetant 4,5 millions de volumes d’occasion en moyenne par an, le groupe réalise avec ces derniers près de 35 % de son chiffre d’affaires livres, soit environ 29 millions d’euros sur un total de 83 millions. "L’occasion est un secteur particulièrement actif dans nos magasins situés dans les grandes villes, comme Paris bien sûr, mais aussi Lyon, Marseille ou encore Toulouse. Les gens y achètent et revendent davantage… peut-être en raison d’un rythme de vie et de consommation plus rapide, mais aussi de logements plus petits", observe Marc Bittoré.

Conscient de l’enjeu que représente l’approvisionnement naturellement aléatoire dans ce secteur, et rendu encore plus délicat avec le développement des marketplaces, Gibert Joseph a choisi depuis 2011 de mutualiser les stocks des livres d’occasion rachetés par ses magasins (une trentaine présents dans 17 villes différentes) ainsi que par son site Internet lancé fin 2010. A l’inverse de nombreuses marketplaces, où chaque revendeur assure lui-même les expéditions en cas de commandes, tous les livres sont centralisés et réexpédiés par l’enseigne. Dans un premier temps confiée à un prestataire extérieur, cette gestion logistique de l’occasion a finalement été reprise en interne en avril 2014. Elle a été rapatriée sur le site historique de Vitry-sur-Seine, réaménagé à cette occasion avec la mise à profit de la place libérée par le scolaire ainsi que par le départ et l’arrêt de l’atelier de menuiserie qui fabriquait le mobilier de rangements pour l’enseigne.

Compétition sur les prix

Mais à côté de la disponibilité de l’offre, l’autre facteur clé dans ce secteur d’activité non soumis à la loi Lang concerne la compétitivité des prix. Sur Internet, la compétition est même redoutable dans la mesure où toutes les offres d’un même titre apparaissent avec leurs différents prix de vente. Dès lors, Marc Bittoré ne cache pas que la surveillance régulière des prix, afin de pouvoir procéder à d’éventuels réajustements tarifaires, est devenue essentielle. Reste qu’il convient de ne pas trop pénaliser les marges. S’appuyant sur des algorithmes très précis pour établir la fixation des cours de vente et d’achat, Gibert Joseph affiche ainsi des marges brutes se situant en moyenne autour de 45 %. En tenant compte des lourds coûts de traitement des ouvrages et de l’absence de droit de retours, les marges nettes sont bien sûr supérieures à celles en vigueur dans le neuf… mais pas forcément dans des proportions démesurées, contrairement à certaines croyances. C. N.


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