Tiraillés entre leur mission de service public, qui les conduit à publier des ouvrages aux tirages confidentiels réservés aux chercheurs et aux doctorants, et leur désir de toucher une plus large audience avec des titres plus accessibles, les éditeurs publics de sciences humaines et sociales (SHS) s’efforcent de développer de nouvelles collections ou de multiplier les coéditions. Ce dernier biais, en particulier, leur permet de conserver une partie de leurs auteurs. "Ceux qui savent vulgariser préfèrent en général publier ailleurs, par exemple dans la collection "Science ouverte" du Seuil. La coédition nous permet parfois de conserver un lien avec leurs publications plus grand public", décrypte Jean-Marc Rohrbasser, président du comité de lecture des collections aux éditions de l’Ined (Institut national des études démographiques). L’éditeur, par exemple, a coédité avec Armand Colin en 2011 un Dictionnaire de démographie et des sciences de la population. Aux éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), la coédition est aussi, de longue date, entrée dans les mœurs. Avec Gallimard et le Seuil, la maison publie régulièrement dans la collection "Hautes études" les auteurs de son catalogue qui jouissent du meilleur potentiel commercial. Depuis l’an dernier, elle collabore également avec Dalloz autour de la collection "Grief". "Nous sommes une maison d’édition publique et nous n’avons pas vocation à faire des bénéfices, rappelle Emmanuel Désveaux, directeur des éditions de l’EHESS. Nous sommes là pour publier les textes qui ont besoin de l’impression publique pour exister, et aussi pour faire émerger les auteurs. Si ceux-ci trouvent ensuite leur place dans l’édition privée, c’est que nous avons rempli notre mission."
La recette gagnante
Cependant, "la volonté des éditeurs publics de toucher une cible plus étendue, à la fois universitaire et généraliste, est une tendance de fond", juge Agnès Belbezet, nouvelle directrice des éditions de l’Ined. A tel point qu’ils sont de plus en plus nombreux à vouloir se doter de leur propre collection grand public. Mais publier de la vulgarisation sans s’adosser à un éditeur privé reste compliqué. "Nous avons récemment tenté de créer une collection de vulgarisation, mais les chercheurs n’ont pas suivi, ils préféraient publier ailleurs", regrette le directeur d’une maison. Aux éditions de l’Ined, le projet d’une série de livres d’entretiens avec des chercheurs du catalogue a été un temps d’actualité, mais n’a pas encore abouti. "Nous n’avons pas abandonné l’idée, mais nous cherchons encore la bonne formule, précise Jean-Marc Rohrbasser. Il faut du savoir-faire, la vulgarisation est un métier."
Une telle stratégie est pourtant possible. En témoigne CNRS éditions qui a adopté un nouveau positionnement avec l’arrivée à sa tête en 2011 de Jacques Baudouin et le lancement de la collection de poche "Biblis". L’éditeur y a publié une centaine de titres, dont beaucoup d’inédits, qui se vendent en moyenne entre 1 000 et 2 000 exemplaires. "Il y a un public pour des livres d’accès relativement aisés sur des thèmes ou des personnages pas toujours bien explorés", jugeait en janvier dernier Jacques Baudouin (1). Les dernières publications (L’Amérique des frères Coen, Les emblèmes de la République ou encore Vies et morts d’Antonin Artaud) témoignent de l’éclectisme de la production.
Dans la collection "En temps & lieux", les éditions de l’EHESS travaillent à la conception de livres qui seraient des "readers" très volumineux, avec un papier plus fin, autour d’un auteur. En janvier, elles publieront dans cette optique Abbott et l’école de Chicago. "Notre analyse est que la prescription sera plus forte pour ce type d’ouvrages, explique Emmanuel Désveaux. Je ne pense pas que l’étudiant ait toujours envie d’aller sur Internet, c’est bien d’avoir quelque chose de ramassé sur un auteur. Ce sont des ouvrages plus polyvalents, avec plusieurs portes d’entrée, à l’américaine."
Les éditions de l’Ined confirment elles aussi leur "forte envie" de développer les publications vers un public élargi (étudiants plus jeunes et grand public cultivé), "car la démographie traverse les problématiques de la société autour de thématiques comme le mariage ou la santé publique, contextualise Agnès Belbezet. Ma mission est d’accroître la diffusion via de nouvelles lignes éditoriales, la coédition, le numérique, tout en développant notre présence sur les salons et les congrès de démographie." Illustration de cette volonté d’ouverture, les éditions de l’Ined célèbrent en 2015 les 70 ans de l’institut et publient à cet effet en novembre Bébés, familles et cartes postales de 1900 à 1950.
(1) Voir le dossier "Histoire" dans LH 1027, du 30.1.2015.