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Les cantines de l’édition littéraire

Ze Kitchen Galerie. Un must. Même Lou Reed y est venu. - Photo Olivier Dion

Les cantines de l’édition littéraire

Pour la séduction et la fidélisation des auteurs, le réseautage ou encore la consolidation des relations avec les journalistes, le déjeuner est, en France, un des recours majeurs de l’édition, particulièrement en période de rentrée littéraire et de course aux prix. Une pratique pour laquelle chacun a ses adresses, qui composent une singulière géographie parisienne.

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Par Daniel Garcia
Créé le 11.09.2015 à 02h04 ,
Mis à jour le 11.09.2015 à 10h41

Du lundi au vendredi, entre 13 heures et 15 heures, l’édition se met à table. Ce rituel, bizarrement, n’avait jamais été décortiqué. Aussi, en annonçant notre sujet, sa réception fut diverse. Le malentendu, d’abord, qui consistait à prendre le mot "cantine" au pied de la lettre, comme chez cette attachée de presse un rien snob : "Désolée, Daniel, mais je ne pourrai pas vous être utile. Je n’ai jamais mangé dans un restaurant d’entreprise de ma vie." L’irascibilité, ensuite, comme chez cette autre : "Ah, non ! vous allez stigmatiser le fait qu’on déjeune tous les jours sur notes de frais !" L’humour, enfin, comme ce mot de Dominique Gaultier, le patron du Dilettante : " Livres Hebdo en est rendu aux sujets alimentaires ?"

"Fusion food" japonaise et française au Toyo.- Photo OLIVIER DION

Pourtant, les cantines de l’édition, "les QG" comme les surnomme Emmanuelle Vial, la directrice des éditions Autrement, sont un vrai sujet. "Ce n’est pas un sujet grave, mais c’est une affaire d’importance", résume Bernard Comment, directeur de la collection "Fiction & Cie", au Seuil. Et Gilles Cohen-Solal, secrétaire général des éditions Héloïse d’Ormesson, d’expliquer : "Les déjeuners sont des moments privilégiés pour parler métier avec des amis, avec lesquels on ne travaille pas mais qui exercent la même profession ; c’est aussi l’occasion de passer du temps avec des auteurs maison de manière plus conviviale qu’au bureau, de parler d’autre chose. Notre métier est fait d’un peu de technique, et de beaucoup d’humain. Or, l’humain se pratique et se peaufine en dehors du bureau." Il arrive aussi que les éditeurs déjeunent seuls. Ces tête-à-tête avec eux-mêmes sont parfois des moments d’inspiration. Ainsi, c’est en déjeunant que Dominique Gaultier (ancien critique gastronomique, dans les années 1970, d’un journal d’arrondissement, Le Canard du 13ème) a trouvé le titre d’un des best-sellers d’Anna Gavalda, Ensemble, c’est tout.

Le Récamier : "une oasis pour le gratin".- Photo OLIVIER DION

La symbolique et la confiance

En fait, il y a déjeuner et déjeuner. D’abord, les déjeuners d’attachées de presse. Le matin et l’après-midi, elles sont pendues au téléphone. Entre les deux, elles déjeunent avec des journalistes. La critique littéraire est gent volontiers mordante, mais plus sûrement gourmande. Certains se font même une spécialité de manger (et boire) aux crochets des maisons d’édition : ce sont évidemment les moins talentueux. Encore que la mode du "light" et la compression des notes de frais soient passées par là. Ah, il est loin, le temps où les attachées de presse se préparaient mentalement à un déjeuner avec le regretté (et immense) Jean-Jacques Brochier : c’était l’assurance d’un moment stimulant pour l’intellect, mais épuisant pour l’estomac (plutôt gibier en sauce arrosé d’un grand cru, que carpaccio de bœuf et Badoit) et traumatisant pour le porte-monnaie.

La Méditerranée, place de l’Odéon, est "le restaurant des P-DG".- Photo OLIVIER DION

Ensuite, les déjeuners d’auteurs. Les attachées de presse sont encore souvent à la manœuvre. Mais, pour les grosses pointures, ce sont les éditeurs qui s’y collent. "En littérature, il n’existe pas de critères absolus, souligne Bernard Comment. Tout repose sur la symbolique et la confiance. Déjeuner avec un auteur, c’est un bon moyen d’entretenir la relation, de parler de la vie, de lui marquer un attachement." Question cruciale : débauche-t-on un auteur que l’on convoite grâce à un déjeuner ? La réponse est non. Du moins, le seul déjeuner n’y suffira pas. Toutefois, la case restaurant peut faire partie de la stratégie de conquête. La légende (mais ce n’est sans doute qu’une légende ?) veut qu’après le succès inattendu de son premier livre, Anna Gavalda, courtisée par toute la profession, avait été invitée à déjeuner par plusieurs éditeurs et qu’elle s’était amusée, à chaque fois, à commander les plats les plus chers de la carte, juste pour voir leur réaction, tout en sachant d’avance qu’elle resterait fidèle au Dilettante. En revanche, il peut arriver que des déjeuners "changent la vie d’un auteur et d’une maison d’édition", ainsi qu’en témoigne Gilles Cohen-Solal. "Le 2 décembre 2005, raconte-t-il, je déjeunais à la Boucherie Roulière, rue des Cannettes, avec Pierre Pelot et, exceptionnellement, Héloïse d’Ormesson déjeunait au même endroit avec Tatiana de Rosnay, qui avait écrit un papier sur elle dans le magazine Elle. Mon déjeuner se termine plus tôt que le leur, je vais prendre le café avec elles et nous commençons à discuter. Tatiana parle de son manuscrit pour lequel elle n’arrive pas à trouver d’éditeur. Je pose des questions. Tatiana répond très délicatement et prudemment. Je lui demande quel est le sujet. Elle répond que c’est écrit en anglais. J’ai un flash : pourquoi en anglais ? Ce manuscrit doit être très particulier ! Bref, nous sortons du restaurant et je lui demande de m’envoyer le fichier. Elle me répond "oui" très poliment et me promet qu’elle le fera en rentrant chez elle. Il est 15 heures. A 20 heures, je n’ai pas de nouvelles et lui passe un coup de fil. Je reçois le manuscrit quelques minutes plus tard. C’était Elle s’appelait Sarah !"

La Ferme Saint-Simon, l’un des ports d’attache d’Antoine Gallimard.- Photo OLIVIER DION

Quel message faire passer ?

Enfin, les déjeuners "de réseaux". Ce sont les déjeuners entre éditeurs amis, ou les déjeuners plus "institutionnels", avec des représentants de la BNF, des directeurs de chaînes, des patrons de journaux. "Nous sommes sollicités, et nous sollicitons, explique Bernard Comment. C’est un moyen de rappeler que nous sommes une maison puissante et importante. Mais ces déjeuners ne doivent surtout pas se réduire à une conception utilitariste. Cela fait partie de l’exigence de curiosité qui est la base de notre métier. C’est aussi une occasion de sentir l’air du temps."

S’il y a déjeuners et déjeuners, en bonne logique il y a cantines et cantines. "Mine de rien, je me pose plusieurs fois par semaine la question de savoir où aller, explique Emmanuelle Vial. Quel message je veux faire passer ? Chic ou pas chic ? Bonne franquette ou nappe et service impeccables ? Je veux être vue, ou je veux rester discrète ?, etc. "

Question de budget d’abord, bien sûr. Si les "patrons" trustent les grandes tables, les attachées de presse doivent souvent se contenter d’adresses plus "modestes". Ainsi, quand les éditeurs s’attablent à Ze Kitchen Galerie ("Ma cantine depuis dix ans, j’y ai même emmené Lou Reed", se souvient Bernard Comment), les attachées de presse se rabattent, dans la même rue, sur "KGB" (Kitchen Galerie, bis), une annexe, moins chère. Question de diplomatie également. Chez Albin Michel, tous les déjeuners importants se font au Dôme. Question de rapidité, parfois. Avocat de nombre d’éditeurs, Emmanuel Pierrat (par ailleurs auteur compulsif et collaborateur de LivresHebdo) est friand de la formule brasserie, hélas pas assez répandue dans le quartier des éditeurs : "Lipp est trop "vieux", le Lutetia est fermé pour travaux. Heureusement qu’il reste La Rotonde, à Montparnasse. Claude Durand aimait beaucoup l’endroit, il y venait encore quelques semaines avant sa mort."

 

Carte postale gourmande

Question de cachet, à l’occasion. Directrice des droits étrangers chez Gallimard, Anne-Solange Noble déjeune souvent avec des agents ou des éditeurs étrangers de passage dans la capitale : "Je les emmène dans des petits restaurants parisiens typiques, avec nappes en vichy et où l’on peut encore trouver des plats comme "poireaux vinaigrette" à la carte. Je sais qu’ils sont sensibles à ce genre de lieu car j’y suis moi-même, étant née au Canada, sensible. C’est un peu la carte postale gourmande d’un Paris immuable." Accessoirement, question de territoire : Le Perron, rue Perronet (7e), est tellement identifié comme "la" cantine de Grasset que les autres éditeurs ne s’y risquent pas. "Je suis pour le respect des territoires !" explique l’un d’eux, qui ajoute, perfide : "Et je déteste les ronds de serviette !"

Question de proximité, surtout, pour ne pas perdre du temps en trajets épuisants. "Mes adresses s’inscrivent dans un périmètre de vieux clébard", dit joliment Elodie Deglaire, responsable du service de presse Grasset. Grand amateur de régates au large, Antoine Gallimard fait du cabotage quand il s’agit de déjeuner : ses trois principales adresses (La Ferme Saint-Simon, 35 Degrés Ouest et Le Montalembert) se trouvent à quelques encablures, à peine, de son mouillage. Mais cette dernière règle ne vaut pas pour les éditeurs contraints, pour s’agrandir, de déménager dans les lointaines steppes de la périphérie parisienne. "Déjeuner porte d’Orléans ? Mais ça n’existe pas !" lance, sans rire, un journaliste littéraire. Voilà pourquoi les déjeuners du Seuil ou de Flammarion (dont le siège social est "exilé" dans le 13e arrondissement) continuent d’avoir lieu entre Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse. Le choix, du reste, est assez vaste. A peu près tous les restaurants du quartier pourraient d’ailleurs se targuer d’avoir des éditeurs à leur table. Pas seulement "Les Editeurs".

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