Longtemps, la littérature s'est scindée entre la « noire » et la « blanche », offrant, côté polar, des livres aux couvertures et aux titres éloquents, faciles à classer pour les libraires et à identifier pour les lecteurs. Désormais, le genre se nuance, s'hybride, lorgne vers d'autres veines. Cette année, deux auteurs majeurs classés en polar ont changé d'éditeur et sauté dans la blanche : Sandrine Collette, qui a quitté Denoël pour JC Lattès, où elle a publié en janvier Et toujours les forêts (une dystopie !), et Franck Bouysse, qui a annoncé son départ de la Manufacture de Livres pour Albin Michel, où il sera édité en littérature générale par Véronique Ovaldé.
S'il n'est pas nouveau, le phénomène a été amplifié par les deux Goncourt obtenus ces dernières années par des auteurs de polars passés en blanche, Pierre Lemaitre en 2013 et Nicolas Mathieu en 2018. Il en dit long sur l'évolution du polar en France. De plus en plus exigeants, très concentrés sur la francophonie, les éditeurs de polars cherchent des auteurs capables de séduire un lectorat toujours plus large, au risque de les voir un jour rejoindre la blanche. Ils sont de plus en plus nombreux à faire évoluer leurs couvertures, afin de conquérir les tables de littérature générale en librairie. Les thématiques abordées par les auteurs évoluent elles aussi : le thriller pur et dur ou le roman policier classique perdent leur monopole au profit de textes plus proches des préoccupations des lecteurs, puisant dans une large gamme d'influences (polar historique, dystopie, fantastique...) pour traduire les inquiétudes d'une société en crise, pétrie d'angoisses sur son avenir.
1. L'effondrement qui vient
Traditionnellement rangées dans les rayons de science-fiction, les dystopies se sont invitées dans les pages du polar. Au printemps 2019, Nos Derniers festins de Chantal Pelletier, publié à la Série Noire, faisait de 2044 l'ère de la prohibition de la viande, La Transparence selon Irina de Benjamin Fogel, chez Rivages Noir, imaginait le monde en 2058 soumis à la transparence sur les réseaux sociaux, Jérôme Camus et Nathalie Hug campaient leur intrigue dans un futur proche où l'eau vient à manquer dans Et le mal viendra (Fleuve Noir)... « Il s'agit d'une autre forme de polar social, ancrée dans une réalité approchante de celle d'aujourd'hui, qui interroge le monde de demain », commente leur éditeur, Florian Lafani. La tendance se confirme cette année : à la Série Noire ce printemps, Fin de Siècle, de Sébastien Gendron, imagine un monde futur peuplé de requins préhistoriques dont les ultra-riches se protègent en grillageant la Méditerranée et Alexandra Schwartzbrod a publié chez Rivages Noir Les Lumières de Tel-Aviv, roman d'anticipation éclairant autant le conflit israélo-palestinien que la crise écologique à venir. Toujours ce printemps paraît chez Hugo Thriller Survivre, de Vincent Hauuy : « Une dystopie douce, qui ne donne pas de leçon, mais nous prend la main pour comprendre les dangers qu'encourt l'humanité », d'après son éditeur Bertrand Pirel. Chez EquinoX, la collection polar des Arènes, paraîtra L'un des tiens de Thomas Sands, dont l'ambiance postapocalyptique évoquera La Route, de Cormac McCarthy. « Dans un monde qui craque sous toutes ses coutures, sociales, écologiques, économiques, il n'est pas étonnant que le roman noir intègre la dystopie dans ses codes, sans trahir son ADN qui le rattache au réalisme », explique Aurélien Masson, directeur de la collection. Voix d'extinction de Sophie Hénaff, à -paraître chez Albin Michel, sera une « comédie écologique » située dans les années 2030.
2. Le triomphe de la veine écolo
Sans forcément aller jusqu'à imaginer la fin du monde, nombreux sont les auteurs de polar à s'emparer de thématiques écologiques : « Il y a une volonté très forte chez les auteurs de comprendre, voire de freiner la catastrophe environnementale », confirme Caroline Ripoll, en charge du polar chez Albin Michel. Publié chez Rivages depuis 1992, Pascal Dessaint s'est spécialisé dans la mise en avant, au cœur de ses romans policiers, de l'urgence écologique. Michaël Mention a publié en mars chez Stéphane Marsan De mort lente, un thriller dans lequel le rôle du tueur sans pitié est joué par... les perturbateurs endocriniens. Le multiprimé Colin Niel, qui publie son prochain roman au Rouergue Noir en octobre 2020, s'intéressera aux impacts du changement climatique dans différentes zones géographiques. Les éditeurs sont unanimes : les « éco-thrillers » et autres romans noirs à thématique environnementale s'empilent sur leurs bureaux : « J'en reçois plus encore que des romans policiers classiques », estime Gwenaëlle Denoyers, éditrice au Seuil.
3. Science et conscience
À l'heure où les savants du monde entier sonnent l'alarme, le thriller scientifique, toujours aussi en vogue, évolue aussi pour épouser les angoisses d'un lectorat biberonné aux théories anxiogènes sur la fin de l'espèce humaine : fin 2019, chez Belfond, Fabrice Papillon imaginait dans Régression un monde pré-apocalyptique dans lequel les hommes s'apprêtent à revenir à leur état préhistorique. La génétique a la cote auprès des auteurs de thrillers : après le très gros vendeur Franck Thilliez, qui s'interrogeait sur de possibles dérives eugénistes de la PMA dans Luca (mai 2019), Nicolas Beuglet, publié chez XO, s'intéressait dans L'Île du diable (septembre 2019) à l'épigénétique, ce courant scientifique qui étudie les modifications de l'ADN au gré des traumatismes rencontrés. En novembre, Robin Cook proposait Pandémie chez Albin Michel, thriller médical consacré à une molécule capable elle aussi de modifier l'ADN humain.
4. L'après #MeToo
« J'ai la volonté de publier des polars de femmes, mais aussi des polars dans lesquels les femmes ne sont pas des faire-valoir, et où elles n'ont pas besoin des hommes pour exister », revendique Violaine Chivot, éditrice au Masque. En janvier 2020, elle a publié La Deuxième femme, de Louise Mey, qui s'inspire de l'affaire Jonathan Daval pour aborder la question de l'emprise masculine et des violences faites aux femmes. Manipulation et féminicides sont aussi au cœur de Celle qui pleurait sous l'eau, nouveau thriller de Niko Tackian, star montante de Calmann-Lévy, publié en janvier. En mars, dans Les militantes, au Rouergue Noir, Claire Raphaël, primo-romancière, s'intéressait au meurtre d'une militante contre les violences faites aux femmes, un sujet que cette technicienne de la police scientifique connaît bien.
Chez Préludes, Les Enfants perdus de St. Margaret de l'anglaise Emily Gunnis évoque le destin d'une jeune femme enfermée dans un couvent dans les années 1950 après une grossesse hors mariage : « C'est une vraie littérature post #MeToo, dans la veine de La Servante Ecarlate », s'enthousiasme son éditrice, Zoé Bellée. Toujours parmi les titres parus en mars, Et Mathilde danse de Lionel Salaün, chez Actes Noirs, est une plongée dans le milieu de la prostitution à Pigalle et une charge contre l'exploitation des femmes. Et Benoît Philippon, dont le polar féministe Mamie Luger (EquinoX) a remporté un franc succès en 2018, publie Joueuse, dans lequel une héroïne badass et ses acolytes traquent les prédateurs sexuels. Et comme l'heure est aux femmes puissantes, en décembre prochain La Noire publiera Manger Bambi, de la Belge Caroline De Mulder, consacré à une jeune fille à la dérive, excessivement brutale : « On refuse habituellement la violence, la sauvagerie aux femmes », constate Stéfanie Delestrée, son éditrice, qui se réjouit que la littérature noire remette la rage et la méchanceté entre les mains de personnages féminins.
5. La revanche des dominés
Côté héros et héroïnes, les nouveaux codes du polar font bouger les archétypes : au Masque, Le Goût du rouge à lèvres de ma mère, publié début mars, met en scène un héros malvoyant. Au même moment, la très attendue Hannelore Cayre a publié chez Métailié Richesse oblige, où elle met en scène une enquêtrice handicapée, déterminée à venir à bout d'une famille de pollueurs richissime, dans le but de sauver la planète. « Le polar permet de questionner le machisme, mais aussi le validisme et l'homophobie », conclut Violaine Chivot. Dans la collection « La Bête Noire », chez Robert Laffont, paraît le 2 juillet Là où se trouve le cœur, de Sara Lövestam, un nouveau tome des enquêtes de Kouplan, détective sans papiers iranien homosexuel et transgenre. En octobre 2019, dans la même veine, les Editions de l'Antilope publiaient Secret de Polichinelle, de Yonatan Saguiv : un polar israélien mettant en scène un enquêteur homosexuel, parlant de lui au féminin. En mai, Benoît Marchisio publiera Tous complices chez EquinoX, qui emportera son lecteur au cœur d'une révolte menée par des invisibles de notre société : les livreurs Deliveroo.
6. L'histoire plus actuelle que jamais
« Le polar historique a toujours le vent en poupe », constate cependant Jeanne Guyon, qui codirige, avec Valentin Baillache, la collection Rivages Noirs, « mais il n'est plus un simple décor : il a vocation à faire un commentaire sur l'époque actuelle ». En janvier 2019, Dans l'ombre du brasier d'Hervé Le Corre s'interrogeait sur la révolte populaire en campant son intrigue sous la Commune. Le 10 juin, le nouveau Dominique Manotti, Marseille 73 (EquinoX) se penche sur les ratonnades qui eurent lieu en France en 1973 : « À travers un fait divers réel, elle fait un pont entre la situation de l'époque et la nôtre. En termes de racisme, de corruption et de haine sociale, rien ne change », estime Aurélien Masson.
Si elle préoccupe beaucoup les auteurs de romans noirs, l'Histoire s'est aussi invitée dans le thriller français, sous la plume d'Henri Loevenbruck, qui a publié Le Loup des Cordeliers chez XO en octobre 2019 : « Avec son roman sur la Révolution Française, Henri Loevenbruck est très proche de la réalité de l'époque, mais il parle aussi de celle des Français d'aujourd'hui », juge Bernard Fixot, son éditeur. « Tout ce qui est historique offre une véritable grille de lecture de l'actualité, à un public friand de polars qui ne soient pas de simples divertissements », confirme Sébastien Wespiser, des éditions Agullo, qui ont publié début mars La Fabrique de la terreur, le dernier volume de la trilogie du très remarqué Frédéric Paulin, consacrée à la Décennie Noire algérienne et à la montée du terrorisme.
7. Le surnaturel s'invite à la fête
« Même si c'est encore un gros mot auprès des libraires, je publie de plus en plus de polars contenant des éléments de science-fiction, ou tirant vers le fantastique, ce qui est une vraie nouveauté dans le secteur », relève Pierre Fourniaud, éditeur à la Manufacture de Livres. Il a publié, en mai 2019, La Machine d'Emmanuel Dadoune, conte noir et irrationnel, puis Le Dernier Thriller norvégien de Luc Chomarat, traversé lui aussi par le fantastique. « En juin, je sors Mauvaise Graine, de Nicolas Jaillet : une femme est enceinte, mais on ne sait ni de qui, ni de quoi... », ajoute l'éditeur.
Chez Denoël, Le Jour du diable, de l'anglais Andrew Michael Hurley, paru en septembre dernier, joue sur l'effroi provoqué par les superstitions qui terrorisent une petite communauté anglaise. Anamnèse, de Salvatore Minni, publié en octobre 2019 chez Slatkine & Cie, sonde l'inconscient torturé d'une femme en proie à des visions traumatisantes et inexpliquées. Au Seuil, dans la collection Cadre Noir, Nicolas Leclerc a publié en février Le Manteau de neige, un polar mettant en scène une jeune femme littéralement hantée par ses démons familiaux. « Les auteurs de polars s'emparent de ce qui était jusqu'à présent le pré carré de la littérature de l'imaginaire ou d'épouvante », remarque Gwenaëlle Denoyers, son éditrice. A La Noire, chez Gallimard, Mictlàn, de Sébastien Rutès, paru en janvier, entraîne les deux chauffeurs d'un camion réfrigéré transportant des cadavres dans une transe hallucinée entre le royaume des morts et celui des vivants, au cœur d'un Mexique ultra-violent.
8. De nouvelles lignes graphiques
Cette tendance à l'hybridation entraîne un phénomène relativement nouveau, lancé par le maître du mélange des genres, Oliver Gallmeister : l'absence de rattachement à une veine bien définie par le biais de la couverture d'un livre. « Je n'ai jamais cru au genre, ni au fait de mettre les choses dans des boîtes », déclare l'éditeur-phare du roman américain, qui a depuis deux ans cessé de placer ses livres sous l'étiquette polar et publie indifféremment des romans criminels, des dystopies, du nature writing, des romans historiques, de la littérature horrifique... tout cela sous des couvertures chamarrées et très travaillées. Exit, les jaquettes noires ou jaunes caractéristiques des rayons policiers : « Comme le fait Gallmeister, je publie mes livres dans la noire ou la blanche, avec des couvertures indifférenciées, et je laisse le libraire se débrouiller », déclare Pierre Fourniaud à la Manufacture de Livres.
Même stratégie chez EquinoX, dont la réalisation de chaque couverture, généralement de couleurs vives, est confiée à un artiste différent, chez Agullo, qui fait dans le monochrome et le graphique, et chez Rivages Noir, désormais adepte d'une photographie élégante, volontiers pastel ou acidulée. « Je me suis battue pour la couverture claire de Tâches Rousses, de Morgane Montoriol », raconte Caroline Ripoll, qui a publié le roman fin janvier chez Albin Michel. « On me demandait de la noircir, pour indiquer qu'il s'agissait d'un thriller, mais j'avais envie qu'elle soit accessible aux lecteurs de blanche, pour sa plume très élégante », souligne-t-elle.
9. L'irrestistible attrait de la Corée
Lancées en janvier 2020, dirigées par Pierre Bisiou et Irène Rondanini, deux des trois éditeurs du Serpent à Plumes - qui a cessé ses activités fin 2018 - les éditions Matin Calme ont pour vocation de publier uniquement du polar coréen. La maison propose « une plongée dans l'univers si particulier, sanglant, social, paradoxal, hallucinant, dantesque et drôle, du polar coréen, avec une petite dizaine de pépites par an, auteurs et autrices issus de la nouvelle génération littéraire coréenne ». Elle s'est déjà illustrée avec Sang Chaud, de Kim Un-Su, et Bonne nuit maman, de Seo Mi-Ae.
Jusqu'alors publiés quasi exclusivement par Picquier, éditeur des romans noirs de Kim Young-Ha ou Jeong You-Jeong, les auteurs coréens sont récemment entrés dans le viseur des éditeurs de polars, propulsés par des succès cinématographiques - Parasite, de Bong Joon-Ho, Palme d'Or à Cannes l'an dernier, le blockbuster horrifique Dernier train pour Busan, de Yeon Sang-Ho...
En octobre 2019, Rivages Noirs publiait Le Jardin, de Hye-Young Pyun, décrit par Valentin Baillehache comme « un huis clos domestique effrayant et bien tordu qui illustre parfaitement le courant du korean noir, en plein essor en littérature comme au cinéma ». En janvier 2019, la collection EquinoX s'intéressait déjà à la Corée du Nord en publiant L'Etoile du Nord, du journaliste anglais D.B. John. Le pays du matin calme sera-t-il, après la Scandinavie, le prochain Eldorado du polar ?
La production
Les principaux éditeurs
Les 50 meilleures ventes en polar
Symptomatiquement, la première place du classement Livres Hebdo/GFK des meilleures ventes de polars revient à La Disparition de Stéphanie Mailer de Joël Dicker, un thriller classé en littérature blanche par de Fallois. Michel Bussi revient trois fois au palmarès des dix plus grosses ventes de l'année et cinq fois en tout, confirmant son succès des années précédentes. Bernard Minier et Franck Thilliez occupent aussi le top 10, juste après Lisa Gardner (2e) et Harlan Coben (4e), confirmant la bonne santé du thriller français. Guillaume Musso, premier en 2018, recule à la 27e place pour Un Appartement à Paris (Pocket), son seul livre au classement. En perte de vitesse également, le polar scandinave : un seul titre, Le Journal de ma disparition de la Suédoise Camila Grebe (Le Livre de Poche) figure parmi les 10 premiers, confirmant une tendance observée dès 2018. L'ancien policier Olivier Norek fait son entrée au 21e rang pour son dernier grand format, Surface (Michel Lafon), et au 31e pour Entre deux mondes (Pocket), un polar engagé sur la situation des migrants à Calais.