« Premier contact : la couverture est magnifique ! », s'exclame Tancrède 50 au sujet de Leur domaine, de Jo Nesbo. « Pour moi, chacune et chacun pourra y trouver son compte... », écrit Jae Lou à propos de Sororité, de Chloé Delaume. Deux exemples parmi des milliers d'autres, recueillis sur Babelio, mais symptomatiques de l'esprit de « partage » qui règne sur les plateformes de lecteurs. En quinze ans, elles ont en effet révolutionné le bouche-à-oreille. Celui-ci ne se cantonne plus seulement à la seule sphère privée, il s'est externalisé. D'un clic, un lecteur ou une lectrice peut avoir accès aux conseils de lectures d'un internaute anonyme. Et ce modèle, cette instantanéité de la recommandation, séduit.
Lancé en 2007 par trois amis lecteurs, Babelio compte aujourd'hui 1,2 million d'inscrits qui publient chaque jour 1 200 critiques, et revendique entre 5 et 6 millions de visiteurs uniques par mois. Le site lecteurs.com, fondé par Orange en 2009, recense 245 000 inscrits. Et le benjamin de cette fratrie virtuelle, Gleeph - ouvert au grand public il y a deux ans, a déjà remporté l'adhésion de 400 000 personnes. Leur point commun : ces plateformes permettent aux internautes de se constituer une bibliothèque virtuelle, d'accéder à l'ensemble des étagères ainsi créées, et d'échanger sur leurs lectures. Sur lecteurs.com et Babelio, les lecteurs sont également encouragés à chroniquer les titres lus.
Pour animer leurs communautés, ces sites et applications recommandent aussi elles-mêmes des ouvrages. « Depuis deux ou trois ans, nous avons pris le parti d'être un site de recommandation de lectures dont on ne parle pas partout. Nous voulons donner une place aux nouvelles plumes, aux auteurs qui n'ont pas forcément encore rencontré leur public », explique Françoise Fernandes, directrice mécénat littérature et musée de la Fondation Orange, qui a repris la gestion de lecteurs.com en 2013. Si le site possède sa propre équipe éditoriale, elle mise aussi sur les « librairies spécialisées, comme Le Divan jeunesse, pour proposer des listes de lecture », souligne-t-elle. Après quatre années de recherche et développement, Gleeph analyse les bibliothèques de ses utilisateurs pour proposer « 13 recommandations par jour à chaque lecteur », affirme le cofondateur de l'application Khalil Mouna. Ces suggestions ciblées semblent fonctionner. « 34 % des livres ainsi recommandés sont ajoutés par les lecteurs dans leur bibliothèque. La moitié a l'intention de le lire, l'autre l'a déjà lu », relève-t-il.
Complémentarité
Par leur fonctionnement, ces plateformes et leurs communautés sont devenues de puissants canaux de prescription. « Les lecteurs peuvent suivre une personne, connaître ses goûts et lui faire confiance », affirme Françoise Fernandes. « Nous pouvons suivre les lecteurs par affinité littéraire », complète Guillaume Teisseire, cofondateur de Babelio. « Nous organisons la communauté pour qu'elle soit prescriptrice. La recommandation par algorithme n'est pas le grand méchant loup, c'est juste une nouvelle forme de bouche-à-oreille », revendique Khalil Mouna. Et elle peut avoir un effet sur les ventes. « Nous proposons des liens d'achat vers des librairies en ligne. Selon les retours d'Amazon ou de la Fnac, nous sommes le premier apporteur d'affaires pour ce qui est des ventes de livres en France, assure Guillaume Teisseire. Nos lecteurs achètent, pour 80 % d'entre eux, leurs ouvrages dans les librairies physiques. Si je ne peux évidemment pas tracer leurs achats, j'ai l'intuition que nous avons aussi un effet sur les ventes physiques ».
De là à être susceptible de se substituer à la critique littéraire traditionnelle ? « Non », répondent spontanément les interlocuteurs interrogés. « La critique est un travail de fond, ce n'est pas comparable avec la recommandation. Un critique littéraire aura toujours un rôle à jouer », estime Françoise Fernandes. « Ce sont deux choses complètement différentes. La prescription automatique est une étape qui n'entre pas en concurrence avec celle des libraires ou des critiques », abonde Khalil Mouna.
« Les critiques publiées sur Babelio relèvent davantage du ressenti. Les lecteurs prennent le temps d'expliquer pourquoi ils ont aimé ou non tel livre », observe Guillaume Teisseire, même s'il note que certains usagers « écrivent des critiques type presse, en replaçant une œuvre dans l'ensemble du travail d'un auteur ou en la comparant à d'autres ouvrages ». Selon lui, les plateformes comme la sienne sont complémentaires au travail effectué par la presse. « Internet a permis aux lecteurs de s'emparer de la prescription sur des genres délaissés comme la romance ou la science-fiction », souligne-t-il. Mais pas que. Elles permettent aussi de compenser la rédaction de la pagination réservée aux livres dans les médias. « Nous avons une pagination infinie et une rédaction très nombreuse. Rien que pour la rentrée littéraire, nous avons réussi à chroniquer 80-85 % de l'ensemble de la production. Ce pourcentage tourne autour de 10-15 % pour la critique littéraire dans les médias », note Guillaume Teisseire.
Promotion
Si elles ne concurrencent pas le travail des critiques littéraires, ces plateformes permettent en revanche de créer une relation plus directe avec les lecteurs. « Fidéliser notre communauté passe par des partenariats, pas du tout financiers, avec les éditeurs. Nous sommes en contact avec eux pour faire gagner cinq ou dix exemplaires d'un ouvrage à nos utilisateurs. Cette formule nous paraît être un cercle vertueux », explique Françoise Fernandes, qui chapeaute aussi les prix Orange du Livre. « Notre modèle économique repose sur les mises en avant que nous pouvons faire sur les sorties de livres, avec de l'affichage, des rencontres avec les auteurs ou de la promotion auprès de notre communauté », affirme Guillaume Teisseire. Babelio, qui se présente comme un média de découverte, propose aussi l'opération gratuite Masse critique. « Elle permet aux éditeurs d'envoyer un certain nombre d'exemplaires à des lecteurs sélectionnés par nos soins pour faire l'objet d'une chronique. L'opération permet de donner de la visibilité aux éditeurs mais aussi, pour nous, d'avoir une couverture de la production éditoriale bien plus importante », explique-t-il. « Nous utilisons notre technologie pour aider les éditeurs à faire du ciblage hyper précis sur les réseaux sociaux. Ils peuvent avoir recours à la recommandation pour promouvoir très tôt un titre et étudier le lectorat », déclare Khalil Mouna. Désormais, la recommandation s'impose surtout comme un puissant outil de promotion pour les maisons d'édition.