Les génies fascinent les romanciers. Tout simplement parce que leur vie est souvent un roman. Il n'y a plus qu'à ajouter un peu de suspense, d'inattendu. Dans le cas d'Ettore Majorana (1906-1938), le mystère est déjà dans sa vie. Ce physicien surdoué qui avait quarante ans d'avance sur ses confrères est mort dans des conditions mystérieuses en 1938 entre Palerme et Naples, au cours de la nuit du 27 au 28 mars. On n'a jamais retrouvé son corps, et les hypothèses les plus folles continuent de courir. Dépression extrême, retraite dans un monastère, enlèvement par les services secrets américains ou même suicide quantique dans une autre dimension. Tout est possible même l'impossible avec ce jeune physicien italien qui travaillait sur la structure de l'atome et la mécanique quantique avant de s'effacer à l'âge de 31 ans.
"La science, comme la poésie, se trouve, on le sait, à un pas de la folie." C'est ce qu'écrivait Leonardo Sciascia au début de son roman consacré à La disparition de Majorana (1975), republié aux éditions Allia, dans lequel il optait pour l'hypothèse d'une fuite organisée. Après le grand auteur sicilien et quelques autres, Anne-Marie Cambon nous livre sa version de cet incroyable escamotage. En s'appuyant sur ce que l'on sait de cette vie tumultueuse, brève et brillante, cette professeure de lettres va un peu plus loin que les autres. Son hypothèse est romanesque. Mais ce que l'on apprécie dans ce roman, c'est sa façon de nous parler de la physique, de faire défiler les grands noms, les Fermi, Segrè et Heisenberg dans ces années 1930 où la montée du nazisme et du fascisme s'accompagnait de découvertes décisives dans le domaine de l'atome jusqu'à la possibilité de la fabrication d'une bombe.
Anne-Marie Cambon examine la psychologie de Majorana, du moins ce que l'on en sait. Elle s'appuie sur les études les plus pointues, elle cherche à comprendre à travers l'enquête de son militaire américain d'origine sicilienne, Ben Montalcini, ce qui se cache derrière cette fuite.
Nous sommes juste après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, huit ans après la mort de Majorana. Ben accepte cette mission qui lui est confiée par le frère du physicien. Une histoire d'amour vient s'ajouter à l'investigation qui conduit à explorer les prises de position antisémites de Majorana lors de son voyage en Allemagne, en 1933. Il est aussi beaucoup question de fission nucléaire, de modèle atomique sur fond d'une Europe ravagée par la guerre, le racisme et l'extermination des juifs. Pas de doute, la science est un roman, et certains scientifiques des personnages véritablement extraordinaires. Sans effet de style, avec ce qu'il faut de références et quelques notes discrètes, Anne-Marie Cambon nous raconte le mystère de ce Rimbaud du neutrino qui ne cesse de fasciner depuis plus de soixante-dix ans. Pour un premier roman, c'est une réussite !