Le 20 juillet dernier disparaissait à l'âge de 88 ans un géant de la peinture anglaise : Lucian Freud. Contrairement à Bacon, ce peintre figuratif - qui pendant plus d'un demi-siècle a habité le paysage artistique britannique - eut droit assez tardivement aux honneurs des cimaises (une grande exposition au Centre Pompidou en 2010)... Il faut dire que tout les sépare. Bacon pratique une peinture véloce où la figure distordue par la nervosité du geste confine à l'abstraction, Freud peint quant à lui des nus et des portraits fort réalistes - ses contemporains : Bacon, Hockney ; des célébrités : la reine d'Angleterre ou Kate Moss, mais aussi des intimes, des inconnus, quiconque possède à ses yeux un intérêt plastique. A y regarder de plus près, sous les épaisses touches de rose, de vert, de gris... la peinture de Lucian Freud n'a rien d'un réalisme étale. Les visages et les corps deviennent sous son pinceau patient (il met des mois voire des années à achever une toile) un magma de chairs dégoulinantes prêtes à se décomposer qui vaut toutes les abstractions.

Lorsque Freud accepte de faire le portrait du critique d'art Martin Gayford, c'est une occasion unique pour ce dernier d'observer le maître à l'oeuvre. Le journal de bord que Gayford tient pendant les dix-huit mois où il pose pour "LF" bouleverse le genre de la biographie d'artiste. Les séances sont autant de conversations sur l'art (Freud n'aime guère Raphaël) que de descriptions sur la méthode du peintre (il ne procède pas à partir d'une esquisse initiale mais par à-coups selon son humeur) ou d'anecdotes révélatrices de son caractère insoumis (il demeure figuratif en dépit des modes) : c'est une leçon d'histoire de l'art in progress. Dans le même temps qu'une vraie réflexion sur l'art du portrait : "Que peint exactement un peintre de portrait ? Un individu qui perdure à travers le temps, ou seulement la façon dont apparaît à un certain moment et dans un certain endroit un organisme humain en mutation permanente ?"