Le peintre Kerros est un « fils de l’ailleurs et du large ». Un « voyageur sans bagage » dont la seule obligation est d’être là où son désir l’appelle. Le héros et narrateur du nouveau roman de Philippe Le Guillou a vécu en Irlande sur l’une des îles d’Aran, dans un pigeonnier à Paris, à Venise ou sur sa chère côte nord du Finistère. Au mitan des années 1980, ses toiles sont encore exposées au Centre Pompidou. Un homme politique qu’il a justement fréquenté et portraituré dans l’après-Mai 68. Au moment où Gabrielle Russier, une jeune agrégée de lettres en qui le peintre voyait une manière de sainte moderne, se suicidait pour avoir aimé l’un de ses élèves.

Kerros n’a jamais oublié Georges Pompidou qu’il a d’abord connu banquier rue Laffitte, lorsqu’il lui avait acheté une première toile. A l’Elysée où il est convoqué un soir, après dix-neuf heures, Kerros a bien plus tard retrouvé son œil « plein d’intelligence et de malice sous des sourcils broussailleux », sa manière d’allumer une Marlboro, l’une après l’autre. Pompidou, séduit par le travail d’Yves Klein dont il portait le bleu sur son écharpe, allait venir poser pour lui dans son atelier quai des Célestins.

L’artiste avait compris qu’il lui fallait éviter « la raideur brejnévienne, le côté énarque arrivé, sûr de lui » et s’est acquitté de la commande avec talent, donnant satisfaction à un président soucieux de faire de la capitale une ville « pratique, agréable, moderne, pas un ensemble de coupe-gorge insalubres ». Kerros, lui, restant de son côté un incorrigible amateur du Paris d’antan. Celui d’avant la fermeture des pavillons de Baltard, du transfert des Halles…

Philippe Le Guillou, dont Le pont des anges (Gallimard, 2012) vient de ressortir en Folio, épate et séduit avec son art du clair-obscur et des ambiances langoureuses. Sa manière de dessiner les contours d’un héros amateur d’éphèbes, de savennières, de Bushmills et de crânes. Et aussi celle de ramener le lecteur au siècle dernier. Avant la fin d’une époque et d’un monde. Alexandre Fillon