Blog : La vie du Village

Le pain retrouvé

Lilian Cazabet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Le pain retrouvé

Chaque mois, notre chroniqueur Jean-Claude Perrier flâne dans les rues du Quartier latin, souvent le nez en l’air, sur les traces d’un écrivain, d’un éditeur, d’une librairie, sans se priver de saluer des créations, ni de moquer les travers de notre époque, en particulier son charabia.

Le pain est aussi vieux que le monde. Les Paléolithiques, déjà, en faisaient. Quant à celui que l'on connaît en Occident, il nous serait venu d'Orient, comme bien d'autres choses, via les Phéniciens. C'est-à-dire les ancêtres des Libanais, leur pain devait donc être une espèce de pita. De toute éternité, l'homme en a fabriqué, ou a dû le gagner à la sueur de son front.

Longtemps, il a constitué pour le peuple l'aliment principal, voire unique, et chacun priait Dieu pour en avoir : « Donnez-nous tous les jours l'brich'ton régulier », réécrivait Gabriel Randon, alias Jehan Rictus, dans Les soliloques du pauvre, en 1903. Louis Guilloux, lui, qui avait vécu en Bretagne une enfance misérable avant de monter à Paris, de devenir l'ami de Gide – lequel l'a choisi comme l'un des compagnons de son voyage en URSS, en 1936 – ou de Malraux, publié chez Gallimard, l'appelait Le pain des rêves. C'était alors le pain noir, celui que l'on mangeait à la place de l'autre, le blanc, celui des nantis. Dans la langue populaire, « manger son pain blanc le premier », c'est se conduire en imprévoyante cigale, plutôt qu'en fourmi avisée, laquelle épargne sou par sou.

Et puis, tout s'est inversé. Le pain blanc, la baguette, ont régné en maître sur nos tables, avant que le vent ne tourne, et qu'on redécouvre les pains « à l'ancienne », ou « tradition ». Le pionnier de ce mouvement, c'est Pierre-Léon Poilâne, qui avait installé sa boulangerie au 8, rue du Cherche-Midi, VIe. Elle s'y trouve toujours. C'est là qu'il a inventé, en 1932, son fameux pain « gris ». Son fils Lionel a développé, popularisé, mondialisé l'affaire, devenant une star, et signant de nombreux livres. Après sa mort prématurée, en 2002, sa fille Apollonia a repris le fournil, entreprise désormais planétaire. Quand l'excellence du Village conquiert le monde...

À leur suite, des boulangers chics et intellos se sont lancés à la recherche du pain perdu. Comme un Éric Kayser, profondément ancré sur la rive gauche. Ses baguettes best-sellers s'appellent Monge, ou Malesherbes, en hommages au mathématicien Gaspard et au botaniste Chrétien Guillaume de Lamoignon, deux hommes des Lumières, à la fois scientifiques et engagés en politique. Ce qui a coûté sa tête au second. Ou encore Basile Kamir, qui a commencé au Moulin de la Vierge, une bien belle adresse, avant d'essaimer à travers tout le Village.

La tendance a ensuite gagné nos belles provinces, où les rats des villes préfèrent le pain noir au pain blanc des rats des champs. Les spécialistes ès-nutrition, ces nouveaux gourous, nous diront un jour si ce pain retrouvé, roots, est meilleur pour notre santé. Il aura en tout cas fait couler pas mal d'encre, écrire de nombreux livres dont un magistral Dictionnaire universel du pain, pétri par Jean-Philippe de Tonnac en 2010 chez Bouquins. En vente dans toutes les bonnes librairies, 32 euros l'exemplaire brioché, pardon, broché.

25.04 2023

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