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Le nouveau bac, les jeunes et la lecture

Jeunes adultes au salon du livre de la jeunesse de Montreuil - Photo Olivier Dion

Le nouveau bac, les jeunes et la lecture

D'après la dernière enquête du Centre national du livre (CNL) sur les jeunes Français et la lecture, le goût de la lecture baisse avec l'âge et au fil du cursus des élèves. L'occasion pour Claude Poissenot de revenir sur la dernière réforme du bac et la place qu'occupe la littérature dans les choix de spécialités. 

Plus les élèves avancent dans leur cursus, plus s’érode leur goût pour la lecture. L’enquête du Centre national du livre (CNL) sur les jeunes Français et la lecture montre que si seuls 7 % des élèves de primaire n’aiment pas trop ou détestent la lecture, la proportion monte à 18 % chez les collégiens et 26 % chez les lycéens. Seuls 35 % de ces derniers disent « adorer » lire (contre 53 % en primaire). Une sorte de désamour des élèves avec la lecture s’installe au fil de leur scolarité. Peu rentable scolairement et imposée, les jeunes s’en détournent dans leur cœur et dans leurs pratiques : le nombre de livres lus pour le loisir au cours du trimestre passe de 8,4 en primaire à 3,4 en lycée. Ainsi, le goût de la lecture n’est pas tant transmis que mis à mal. Et il survit dans les interstices de l’état de l’enseignement par l’implication personnelle de certains professeurs, par des initiatives comme le Goncourt des lycéens ainsi que par des choix individuels de quelques élèves. 

La place de la littérature dans les choix de spécialités

Ce constat sur le désamour de la lecture vaut depuis longtemps. Il a en partie nourri la réforme du bac général qui a mis fin aux filières qui distinguaient les « scientifiques », les « littéraires » et les élèves ayant choisi l’option « sciences économiques et sociales ». Dans cet ordre ancien, le risque était d’enfermer les élèves dans leur spécialité. Les établissements, mais aussi les familles et les élèves, entretenaient une compétition dans le système éducatif, ce qui conduisait à des situations incompréhensibles : les prépas littéraires recrutaient fortement parmi les bacheliers scientifiques, privilégiant l’appartenance à une élite scolaire et sociale plutôt que le contenu de la formation. Dans ce contexte, la filière littéraire était abandonnée. Rappelons qu’à la veille de la réforme en 2017, les bacheliers de cette spécialité ne représentaient plus que 15 % du total des bacheliers généraux, soit moins de 10 % du total des bacheliers. Si la réforme visait à modifier la structure du bac, a-t-elle permis de valoriser l’enseignement littéraire et le statut de la lecture, c’est-à-dire la place qui lui est socialement reconnue ? 

Depuis la mise en œuvre de la réforme, essayons de tirer un bilan sur la base des choix de spécialités telles qu’on peut les saisir via les données publiées par le ministère de l’Éducation nationale. Si le bac a changé, l’épreuve de français est restée imposée à tous comme avant, même si le contenu a été modifié. La nouveauté réside dans le fait que désormais, les élèves doivent choisir en fin de première lequel des trois « enseignements de spécialités » choisis ils abandonneront en terminale. Le choix est intéressant car il est au cœur de l’arbitrage entre l’intérêt pour la matière, l’estimation des chances de succès et la valorisation de la candidature pour les études supérieures. 

Comme les élèves passent de 3 à 2 spécialités, l’effectif pour chacune doit baisser en moyenne de 33,3 %. Ceux ayant choisi l’enseignement « littérature, langues et cultures de l’antiquité » (latin et grec) ont été 47 % à avoir renoncé pour la terminale. Ces élèves téméraires qui ne représentent que 0,1 % du total des élèves ne poussent pas souvent l’audace jusqu’à confirmer ce choix. Le rêve de faire revivre les humanités antiques semble bien relever davantage d’un fantasme que d’une demande. Les élèves et leur famille ont voté avec leurs pieds, imposant cette réalité de cultures en voie d’extinction. Plus largement, la spécialité « humanités, littérature et philosophie » subit le même sort avec une baisse de 48 % des effectifs. Ce choix moins rare fait par 7 % des élèves en première n’apparaît pas lui non plus comme un « placement » intéressant pour l’avenir. La notion d’« humanités » elle-même est mise en cause par-delà sa déclinaison antique. Les élèves d’aujourd’hui ne s’y retrouvent pas franchement, ils n’apprécient pas ce petit parfum de naphtaline (ironiquement désormais interdite à la vente)… Dans le domaine littéraire, seules les Langues, littérature et cultures étrangères et régionales ne perdent presque pas leurs effectifs (-36 % contre -33 % en moyenne). À l’heure de la mondialisation, la maîtrise d’une autre langue vivante est pensée comme un atout par les élèves et leur famille.

L’évitement des enfants de milieu social favorisé

L’affaiblissement du monde littéraire résulte aussi d’une forme d’évitement de la part des catégories sociales favorisées. Sur 100 élèves en terminale de milieu social très favorisé, 4 seulement ont choisi de conserver une option « humanités » contre 23 % qui ont sélectionné « mathématiques », 18 % « physique/chimie » et 11 % « sciences de la vie et de la terre » (c’est respectivement 6 %, 15 %, 13 % et 14 % pour les élèves de milieu défavorisé). Plus encore que les autres, les enfants de l’élite se tiennent à distance des humanités dans le processus de reproduction sociale et, à l’inverse, mettent l’accent sur les mathématiques comme instrument de différenciation et hiérarchisation sociale. Les enfants de milieu social très favorisé représentent 58 % du total des élèves suivant l’enseignant optionnel « maths expertes ». C’est encore plus le cas pour les garçons qui pèsent plus de deux fois plus que leur poids moyen, contre 1,5 fois pour les filles. Certains élèves de milieu favorisé voulant s’orienter vers les lettres sont incompris par leur famille ou leurs amis par un choix qui semble les éloigner de l’élite à laquelle ils pourraient prétendre et dont ils viennent. S’exerce sur eux un contrôle social défavorable à la poursuite d’études littéraires. Cet évitement de la littérature par les enfants des catégories dominantes donne l’exemple aux autres, ainsi qu’il livre la valeur accordée à ce domaine non plus dans les discours mais dans la réalité des choix concrets. Le « goût de lire » ne doit pas aller jusqu’à devenir l’objet même des études…

Un rapport désenchanté à la lecture

Cette réforme du bac a donc modifié le jeu sans faire disparaître les enjeux sociaux ni les stratégies. Littérature et humanités relèvent de l’accessoire dans la formation des élèves et encore plus dans celle des plus socialement favorisés, qui doivent surtout arbitrer entre les matières scientifiques, lesquelles se livrent à une bataille pour en capter le plus possible. Le bac de français est perçu comme une survivance à laquelle il faut se soumettre, ce qui nuit assez profondément à l’appropriation personnelle de la lecture par les jeunes. Si tous ont subi cette épreuve, seule une toute petite minorité sont partants pour continuer dans ce domaine en terminale. On passe de 100 % des élèves ayant reçu un enseignement de français à seulement 5 % qui maintiennent volontairement au moins un cours dans ce domaine. 

Dès lors, on peut s’interroger sur l’enseignement littéraire. Plus précisément, si l’intention est de transmettre un patrimoine littéraire et un goût pour la lecture, on peut émettre des doutes sur la première, car beaucoup d’élèves (et y compris de milieu favorisé) se contentent de fiches sur les œuvres. De façon gratuite ou payante, une offre abondante est proposée aux élèves pour les aider à obtenir la meilleure note possible : livres parascolaires, vidéos, cours en ligne, etc. Le bac de français est d’abord vécu comme une épreuve subie. Et on se souvient de la polémique autour du texte de Sylvie Germain retenu pour la session de juin 2022. Sur les réseaux sociaux, certains lycéens lui reprochaient d’avoir écrit un texte trop difficile qui menaçait leurs résultats. Dans un monde scolaire marqué par une compétition effrénée, la littérature se trouve instrumentalisée comme une condition nécessaire mais non suffisante. Une conception du rôle de la littérature bien loin de son imaginaire de désintéressement...

Au fond, les conditions sont réunies pour que soit posée la question de la signification et des modalités de l’enseignement de la littérature. Et cela serait sans doute nécessaire car cette absence de questionnement participe sans doute de ce que relevait le ministre lui-même à savoir qu’« un Français sur deux ne fait pas confiance à l’institution scolaire ».

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