Ecologie

Le livre « bio », un rêve de papier ?

© Illustration : Davi Augusto / colageneparis.com/

Le livre « bio », un rêve de papier ?

Pourra-t-on un jour acheter, dans sa librairie de quartier, un livre imprimé et façonné près de chez soi, sur du papier issu de forêts françaises ? Si le livre en circuit court tient pour l'instant de l'utopie, nombreux sont les acteurs de la chaîne à bousculer les pratiques pour réduire leur empreinte carbone, entre expérimentations prometteuses et contraintes économiques.

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Par Marine Durand,
Créé le 30.07.2021 à 11h00

Dans le dernier numéro de la revue Bibliodiversité, l'ethnologue et auteur Marin Schaffner imagine ce que serait une chaîne de production du livre plus respectueuse de l'environnement. « Fin 2022, alors que s'opérait une prise de conscience croissante de l'exploitation destructrice mondialisée des forêts, un petit groupe de maisons d'édition chiliennes décida de s'associer pour produire son propre papier. Au bout de la troisième journée d'échange, il avait été décidé que la première chose à faire était d'acheter une forêt en coopérative et de la gérer de façon écoresponsable. De façon très pragmatiques, ils et elles s'étaient donc tournés vers une fondation écologique continentale, et vers plusieurs structures professionnelles qui étaient prêtes à travailler en coopérative : foresterie, papeterie et imprimerie, toutes trois basées à moins de 150 km. » Fictive, l'expérimentation décrite par le cofondateur de l'Association pour l'écologie du livre, par ailleurs directeur de collection chez Wildproject, illustre bien les réflexions en cours dans la profession.

En France, le circuit court du livre tient-il de la science-fiction ou d'un futur proche de la chaîne ? Avec la « ferme papetière » qu'ils ont achetée en 2020 à Puyberaud, dans la Creuse, Laurence et Bruno Pasdeloup ne sont plus très loin de l'exemple chilien. Ces papetiers d'art se sont lancé le défi de cultiver eux-mêmes leurs matières premières (lin, chanvre, coton, ortie, roseau...), sur le terrain d'un hectare qui entoure l'habitation. L'initiative, artisanale, reste toutefois éloignée des réalités de l'industrie. « Aujourd'hui, une chaîne du livre en circuit court c'est clairement une utopie », tranche Marin Schaffner, qui pointe tout autant « la surproduction et les gros flux financiers, qui empêchent le changement » que l'absence de ressources nécessaires sur le territoire : « Si nous voulions imprimer sur du papier uniquement issu de bois français, il nous faudrait une superficie de forêt équivalente à la région Paca ! ».

Charles Hédouin et Marion Carvalho de Livr&co, structure entre collectif d'éditeurs attachés à l'écoconception et librairie en ligne.- Photo DR

Décarboner la chaîne

La difficile traçabilité de la pâte à papier, fabriquée majoritairement en Asie ou en Amérique du Nord à partir de multiples essences de bois, la dimension mondialisée de la filière papetière, la délocalisation massive de l'impression (35 % des imprimeries françaises ont fermé depuis 2007, et 30 à 40 % des ouvrages sont fabriqués hors de France, selon la dernière enquête de la Direction générale des entreprises) ou la concentration des acteurs de l'édition et de la diffusion-distribution ne plaide pas en faveur d'une décarbonation de la chaîne. Mais le territoire voit fleurir les initiatives d'éditeurs, artisans, imprimeurs ou détaillants engagés.

En 2011, les éditions Terre vivante ont été les premières à réaliser une analyse du cycle de vie de leurs livres. L'éditeur isérois a établi que 70 % de l'impact d'un livre sur l'environnement était dû à la fabrication du papier et de la pâte à papier. Un an plus tard, le groupe Hachette choisissait de se concentrer sur les émissions carbone de sa production, en indiquant sous l'achevé d'imprimé de ses ouvrages l'empreinte carbone en grammes équivalents CO2. « Pendant longtemps, la préoccupation majeure des éditeurs a été de ne pas participer à la déforestation, ce qui les a conduit à utiliser des papiers issus de forêts gérées durablement - comme notamment ceux certifiés PEFC ou FSC -, observe Paul-Antoine Lacour, délégué général de Copacel, l'Union française des industries des cartons, des papiers et celluloses. Mais on voit de plus en plus émerger la question de l'empreinte carbone des matières premières. »

« Beaucoup de professionnels cherchent désormais à faire leur transition écologique, et nous contactent pour savoir par quoi commencer », confirme Charles Hédouin, éditeur et cofondateur avec Marion Carvalho de Livr&co. Créée fin 2020, la structure se situe à mi-chemin entre collectif d'éditeurs attachés à l'écoconception et librairie en ligne. Sur la plateforme, la traçabilité de chaque livre sélectionné est affichée avec un niveau de détail rare : producteur et distributeur du papier de couverture et des feuilles intérieures, grammage, certification, nom et adresse de l'imprimeur, et même nombre de kilomètres totaux parcourus par le produit fini.

Frédéric Lisak, directeur de Plume de carotte :  « Il faut aller chercher le papier recyclé en Suède car nous n'avons plus ces usines en France. »- Photo © YANNICK FOURIE

Ni tout noir, ni tout blanc

Comme souvent lorsqu'on touche à une chaîne de production, rien n'est véritablement noir ou blanc. Ainsi de la question du papier recyclé, encore très peu utilisé (2 % environ) par les éditeurs. Plus écoresponsable que le papier standard ? Oui, selon l'étude de Terre vivante, d'après qui l'utilisation de papier recyclé permet de réaliser une réduction moyenne de 20 % des émissions de CO2 par rapport à un livre fabriqué avec 100 % de fibres vierges. « Ce n'est pas la panacée non plus : il faut aller chercher ce papier en Suède car nous n'avons plus ces usines en France », estime Frédéric Lisiak, directeur des éditions Plume de carotte, et l'un des membres fondateurs du collectif des éditeurs écolo-compatibles, en 2010. En 2008, il a été le premier éditeur - et jusqu'à présent le seul - à obtenir la certification ISO 14001, attribuée aux entreprises qui justifient d'un management environnemental.

« Cela a été passionnant de regarder chaque année ce que nous pouvons améliorer, comme repenser le format de nos livres pour diminuer les chutes de papier. » Si Plume de carotte ne se soumet plus à la certification ISO 14001, « coûteuse et énergivore », la maison jeunesse et adulte reste fidèle à ses engagements, notamment à l'impression en France. « Cela veut dire renoncer à certains livres, comme des pop-up ou des découpes lasers, pour lesquels nous n'avons plus le savoir-faire ou qui coûteraient beaucoup trop chers avec une main-d'œuvre française », remarque Frédéric Lisiak. Adopter une « frugalité éditoriale » pour diminuer son empreinte sans nuire à la créativité des auteurs, c'est d'ailleurs une vraie question que se posent beaucoup d'acteurs du livre, note Charles Hédouin.

Des relais en région

Au-delà de la fabrication des livres, le transport des ouvrages par camion, de l'imprimeur jusqu'au distributeur, puis des dépôts jusqu'aux libraires, dispose d'une grande marge de progression. Mais les leviers d'action sont faibles pour les « petits » éditeurs face aux géants de la logistique intégrés aux principaux groupes d'édition. « Pour le transport, on ne peut que choisir dans une offre », souligne Frédéric Lisiak, qui rappelle que la diminution des dépôts régionaux ne favorise pas la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

L'éditeur peut en revanche réduire la distance entre son imprimeur et son lieu de distribution. Pour sa nouvelle collection « Vert planète », lancée au printemps, Casterman explique ainsi qu'il y a seulement 370 km entre l'imprimeur des ouvrages, situé en Belgique, et le lieu de distribution. C'est aussi la démarche que mènent, depuis près de vingt ans, Aline et Albert de Pétigny des éditions Pourpenser, qui font valoir un maximum de 60 km entre leur imprimeur, BDM, leur distributeur, Pollen, et leur principal point de stockage, Qualea, à Cholet.

Pour Marin Schaffner, il y a aujourd'hui une vraie réflexion à mener autour de la « reterritorialisation » du livre, et des circuits plus locaux. « C'est en multipliant les expérimentations, comme les librairies coopératives qui émergent partout, que l'on parviendra à un changement. » Et il y en a des choses à inventer, notamment pour resserrer la relation éditeur-lecteur. Livr&co propose régulièrement les livres de ses éditeurs partenaires lors d'événements et salons du bio, comme le 29 mai dernier, sur le Marché des créateur.rice.s du végétal organisé aux Cinq Toits, une ancienne caserne du 16e arrondissement de Paris transformée en centre d'hébergement social et lieu culturel. Autre axe de réflexion, la création de points de collecte de livres, sur le modèle des Amap, ou de la Ruche qui dit oui, dans des librairies de quartier ou des lieux culturels pour les éditeurs du réseau basés en Île-de-France.

Une charte commune

L'idée figure depuis le début dans le projet de Livr&co, mais n'a pas encore été concrétisée à cause de la situation sanitaire. Tout comme la livraison en vélo-cargo, avec des tournées à l'échelle de la région parisienne. Charles Hédouin rêve aussi d'une mutualisation des transports entre maisons d'édition d'un même territoire, tout en étant conscient des contraintes : « Il faudrait un imprimeur commun, un planning d'impression proche pour remplir les camions... C'est complexe », détaillait-il en janvier, lors d'un groupe de travail sur l'écosystème du livre mis en place par Normandie Livre et Lecture (N2L). Sur le modèle de ce que fait Mobilis, l'agence régionale du livre en Pays de la Loire, depuis deux ans avec son programme BOLO BOLO, N2L s'empare de la question du circuit court depuis l'été 2020.

Parmi les pistes qui ont émergé des rencontres professionnelles, l'idée d'une charte commune aux acteurs de la région engagés dans l'écologie du livre, à afficher en bibliothèque et en librairie. Marion Cazy, chargée de projets événementiels, a aussi voulu interroger les pratiques des lecteurs avec un questionnaire anonyme dont les résultats ont été dévoilés en juin. La proposition d'un rayon d'auteurs et d'éditeurs régionalistes rencontre peu d'écho, mais 48 % des répondants seraient prêts à privilégier l'achat ou l'emprunt d'un livre « éthique et/ou durable ». Surtout, « une majorité de lecteurs pourraient ne pas acheter un livre s'ils savaient qu'il n'est pas fabriqué en Europe », note Marion Cazy. Peut-être le plus puissant des arguments en faveur du circuit court.

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