"Silvia, rimembri ancora", "Silvia, te souvient-il encore", ces vers de Giacomo Leopardi (1798-1837) sont imprimés dans la mémoire collective des Italiens. Le plus grand poète romantique de la péninsule, monstre littéraire précoce né à Recanati dans les Marches et emporté prématurément par le choléra à Naples à la veille de ses 39 ans, était aussi bien reconnu de ses compatriotes que par certains contemporains étrangers, dont Schopenhauer qui vit dans cette œuvre imbue de pessimisme cosmique l’illustration poétique de sa propre vision du monde. L’écrivain Pietro Giordani perçut dans son cadet de plus de vingt ans, et dès la parution de ses premières canzoni en 1819, un "génie stupéfiant et terrifiant".
Après Goethe, Kafka ou Proust, l’auteur et critique Pietro Citati consacre son nouvel ouvrage à la vie de Leopardi, ce moderne qui honnissait tant la modernité - l’âge de l’analyse psychologique. Il faut dire que le poète et philologue qui apprit par lui-même le grec et le latin dans l’immense bibliothèque paternelle avait été élevé dans une atmosphère de confinement réactionnaire. Le comte Monaldo Leopardi, père jaloux et excentrique, abreuvait dans la "prison" que constituait le palais Leopardi le jeune Giacomo de ses conceptions fantasques : l’aristocrate ultra-catholique rejetait le système copernicien et soutenait que la Terre était au centre de l’Univers… Mais outre l’isolement que lui imposait ce "tyran", Leopardi souffrait d’une aliénation pire encore : le mal de Pott, la tuberculose osseuse qui le rongea dans la fleur de l’âge, le rendit bossu, impuissant et quasi aveugle.
Malgré sa santé précaire et son physique, Leopardi a voyagé un peu (Rome, Naples) et aimé beaucoup : de cette flamme aussi exaltée que pure - son premier amour, sa cousine éloignée Gertrude Cassi ; d’amitiés passionnelles - son admirateur de la première heure, Giordani, son compagnon de la fin, Ranieri. La vue eut beau se détériorer, les idées foisonnaient toujours. Ses Petites œuvres morales sont une réflexion satirique sur les thèmes de prédilection du poète : relations sur l’homme à l’histoire, à la nature. Quant au Zibaldone ("pot-pourri"), ces pensées consignées tout au long de sa vie forment un ensemble de 4 500 pages !
Pietro Citati dépeint ici et non sans lyrisme le martyre d’une âme captive d’un corps hideux et perclus de douleurs mais transcendant son malheur par la grâce d’une langue ductile et lumineuse : "Et c’est ainsi/Que ma pensée s’abîme en cette immensité/Mais le naufrage est doux dans un tel océan."
Sean J. Rose