Les spécialistes sont souvent spécieux ; parce qu’ils ne s’intéressent qu’à leur discipline. Gérard Chaliand, c’est un peu l’inverse. Il est curieux du monde tout en restant pointu dans son domaine. Les problèmes politiques et stratégiques, les guérillas et le terrorisme n’ont plus de secret pour lui. Auteur de près de vingt livres sur ces sujets brûlants, il s’est imposé comme l’un des meilleurs connaisseurs du moment.
Cette fois, avec son collègue Michel Jan qui signe le chapitre consacré à la Chine, il prend le recul de l’historien pour mettre en évidence un fait : le monde change et nous continuons à refuser de le voir. Bien mieux, dans son dédain à l’égard des autres continents, l’Occident s’est complètement trompé sur le nouvel ordre qui se met en place.
Les premiers chapitres de cet essai sont époustouflants par leur densité et la vision qu’ils proposent de l’histoire des relations internationales depuis la Renaissance. On a le sentiment d’assister à un film diffusé en accéléré où l’on saisit d’autant mieux les évidences et les ruptures.
Pour Gérard Chaliand, 1979 marque l’un de ces changements radicaux avec le tournant pris par la Chine sous l’impulsion de Deng Xiaoping, la révolution khomeyniste en Iran et la seconde crise pétrolière. Le tableau est simple finalement. Sur fond de crise financière et économique, Gérard Chaliand et Michel Jan représentent l’image géopolitique du monde. Mais à l’heure du multimédia, cette image bouge. Elle s’anime, et au fil des pages on voit se modifier les équilibres. Très intéressante aussi, la thèse sur les origines de cette crise qui ne s’explique pas que par l’endettement des pays industrialisés, la dérégulation financière ou la hausse des hydrocarbures. Pour les auteurs, il s’agit « du retour de ceux qui s’étaient laissé distancer par les avancées de l’Occident à partir du XVIIIe siècle ».
Ils rappellent qu’au moment des découvertes la Chine des Ming comptait 60 millions d’habitants, et l’Islam régnait pacifiquement sur le commerce. En fait, le choc des civilisations dont parlait Samuel Huntington ne se serait pas produit après l’effondrement du bloc soviétique mais au XIXe siècle, lorsque les Européens firent irruption dans les mondes asiatiques et africains.
Cette Europe messianique aura légué aux pays colonisés l’idée de nation, avec la volonté d’indépendance, et la Seconde Guerre mondiale servira de déclic aux peuples opprimés. Le Sud s’apprête donc à prendre sa revanche sur le monde industrialisé. Suivent les analyses de l’Amérique en crise, de la Russie en reconstruction, de l’Asie sortie du marasme de 1997, du monde arabe à la recherche d’une véritable révolution intellectuelle et d’une Europe en panne qui observe avec peu d’intérêt ce qui se passe chez 4 milliards de personnes…
« C’est ainsi que l’histoire, dont on dit qu’elle ne se répète pas, semble être entrée dans une nouvelle époque de suspicion, de craintes et d’antagonismes entre deux mondes qui se découvrent sans se comprendre. »
Voilà un livre qui ne propose ni recette miracle ni analyse fumeuse. Juste un rappel des faits d’où surgissent les contours d’un monde qu’il reste à dessiner. L. L.