Une prouesse, une gageure, une folie ? En tout cas, c'est bien dans l'esprit du maître. Toute l'oeuvre de Saint-Simon ! Pas le mémorialiste mais son petit-cousin, l'utopiste Henri Saint-Simon, alias Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825). Par conviction, mais aussi peut-être par coquetterie, cet aristocrate à l'origine de la pensée sociale avait renoncé à sa particule pour se consacrer à l'émancipation du peuple. Aussi, sa personnalité comme son oeuvre marquent bien la transition d'une époque à une autre.
A sa mort, on ne croit pas encore au progrès. Or selon lui, trente ans après la Révolution, l'âge d'or n'est pas derrière mais devant nous. Ce n'est d'ailleurs pas lui mais ses disciples qui feront connaître ses idées, principes qui seront au fondement de la philosophie saint-simonienne, avec la fameuse veste qui se boutonne dans le dos. Avec elle, impossible de se vêtir sans faire appel à un autre saint-simonien. C'est ce qu'on appelle une démonstration pratique de la solidarité.
Voici donc l'occasion de retourner à la source, si l'on peut dire. Et chez Saint-Simon, cela coule de toutes parts. Philosophie, morale, religion, politique, sciences et techniques se mêlent dans cette réflexion globale sur le monde. Il veut tout embrasser dans une sorte d'étreinte de la connaissance. Prophète, il écrit son Catéchisme des industriels et rêve d'un Nouveau christianisme dont il serait le messie.
Au total, 3 000 feuillets manuscrits ! Entre le grand bazar et le laboratoire, fourre-tout génial et incongru à la fois, avec sa prescience du monde industriel et du changement de société. On salue donc la constance de Juliette Grande, Pierre Musso, Philippe Régnier et Franck Yonnet qui ont tenté de remettre de l'ordre dans une pensée faite de pièces détachées.
Cette édition critique des oeuvres complètes du théoricien socialiste contient un quart d'inédits. Ce n'est pas surprenant puisque l'homme se ruina pour éditer et recopier des textes dont personne ne voulait... Parmi ces inédits, on lira cette Histoire de l'homme dans laquelle il oppose à sa façon Corneille à Racine. "Corneille s'est attaché à instruire les peuples et les rois ; il a été le précepteur des hommes de génie. Racine a donné des leçons aux courtisans, aux dévotes et aux sultanes ; il a formé les esprits à la subordination."
Saint-Simon avait tout misé sur l'alliance des "industriels" et des "intellectuels" pour bâtir un nouvel édifice social. Italo Calvino expliquait qu'on ne lisait plus Saint-Simon parce que nous n'avions plus besoin de sa description de la société industrielle et technocratique. Tout simplement parce que nous y vivions...