L'art, « tekhnè » en grec, est aussi bien la technique que le concept esthétique qui s'incarne dans une œuvre. Les techniques évoluent. Elles ont fait bouger les lignes du Beau et produit d'innovantes représentations du réel. Passer de la peinture a tempera (à l'œuf) à la peinture à l'huile a ouvert de nouvelles perspectives ; la peinture en tubes a permis aux impressionnistes d'aller dans les champs, de peindre en plein air et, ce faisant, de capturer la lumière naturelle d'une autre manière... L'idée de progrès s'applique-t-elle à l'art ? Certaines cultures qui n'ont pas connu le même développement technique que celui des sociétés occidentales produisent-elles de l'art qui puisse être évalué selon les mêmes critères du goût ?
Longtemps, du point de vue européen, les productions artistiques en provenance d'Afrique noire, d'Amérique précolombienne, d'Amazonie ou d'Océanie ont été considérées comme des objets tribaux sans valeur esthétique. Ces statues ou masques n'illustraient pour l'homme blanc qui les découvrait qu'une espèce d'enfance de l'art, proche de l'art des fous ou des enfants. Cet art « autre » était relégué aux vitrines du musée d'anthropologie plutôt qu'accroché aux cimaises d'un palais des Beaux-arts. Bref, trop « primitif » pour côtoyer Praxitèle, Michel-Ange ou Rembrandt. Il faudra attendre la rupture des avant-gardes à la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, Gauguin, Picasso, les surréalistes pour que s'opère une révolution copernicienne de la vision plastique, qu'un œil neuf, lavé de ses préjugés racistes, perçoive dans ces œuvres non occidentales de véritables objets d'art.
Puissance des lignes, beauté sauvage des formes... les artistes européens se sont mis à admirer l'art de l'Autre. Mais que le regard occidental se soit dessillé n'a rien de scientifique, Gauguin se pâmant devant les qualités plastiques de la statuaire polynésienne, ce n'est pas Newton frappé par une pomme au coin du bon sens qui découvre la loi de l'attraction universelle. Dans Primitivismes, Philippe Dagen retrace la généalogie de ce goût divers (d'où le pluriel) pour les arts dits premiers et nous embarque dans l'épopée d'« une invention moderne ». Fantasme de forme originelle, première, au plus près de la pureté des commencements, associé au dégoût d'une industrialisation à grande échelle destructrice de beauté... le primitivisme dont l'essor date d'avant-guerre est surtout une réaction « anarchiste » contre l'ordre établi du bon goût bourgeois.
Primitivismes : une invention moderne
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 35 euros ; 400 p.
ISBN: 9782072744150