Ces corps lui manquent, les corps de ses sœurs, cette promiscuité qu'il a vécue jusqu'à l'âge de 18 ans quand lui, son petit frère, sa mère et ses six sœurs partageaient la chambre du fond à Salé, ville de la côte atlantique, sur la rive droite du Bou-regreg, face à la capitale, Rabat. Le père dormait dans le salon et le grand frère - « dont on était tous amoureux », se souvient Abdellah Taïa -, cet aîné, prunelles des yeux de la mère, avait quant à lui une chambre à part, pour lui tout seul. Tous les livres de l'écrivain retournent vers sa terre natale, son milieu social, son Maroc (Mon Maroc, un recueil de nouvelles, est le titre de sa première publication), son pays mental : le Maroc des pauvres, des petites gens qui se débattent pour la survie.

Abreuvé de films égyptiens

Dans cette famille de onze, c'est la misère : « On n'avait rien, on se précipitait sur la nourriture quand notre mère parvenait à en trouver, il y a des nuits où nous allions nous coucher la faim au ventre. » Le père est employé comme chaouch, homme à tout faire, à la bibliothèque nationale de Rabat, la mère ne travaille pas mais règne sur le clan avec une poigne de fer, elle économise sur la maigre paye de son mari, vend la moindre babiole, pousse l'aîné chéri à faire des études : il deviendra haut fonctionnaire dans l'administration du royaume chérifien et devra donner de l'argent à la matriarche pour construire une maison. Certaines des sœurs sont aussi allées au-delà du bac, comme lui, Abdellah, devenu boursier, doctorant en littérature française, spécialiste du XVIIIe siècle (après un mémoire à la Sorbonne sur Les égarements du cœur et de l'esprit de Crébillon fils, il commence une thèse sur Fragonard et le roman libertin). Une gageure quand on a grandi au sein d'un univers entièrement arabophone, loin de cette langue de Molière que pratiquent couramment les riches Marocains. « Arrivé à l'université Mohammed-V de Rabat, je me rends compte que mon français n'est pas du tout au niveau, alors pour me perfectionner, je recopiais le moindre mot imprimé en français, jusqu'aux journaux qui emballaient les pois chiches qu'on achète au marché. »

Abreuvé de films égyptiens, l'adolescent rêvait de faire tourner ses sœurs. Aujourd'hui, quel rêve ne s'est-il pas concrétisé pour Abdellah Taïa ? Il a même réalisé un film, pas avec ses sœurs, mais d'après son propre roman L'armée du salut, et « avec la chef op' de Claire Denis, Agnès Godard ! ». C'était l'histoire d'un « Bel-Ami » marocain, jeune homosexuel, longuement abusé, prêt à tout pour traverser la Méditerranée, quitte à manipuler l'universitaire suisse épris de lui... « une version dramatisée » de sa propre expérience. La dure existence des pauvres, l'indigence, mais aussi la misère sexuelle traversent son œuvre, l'homosexualité habite les pages de ses romans ; son nouveau, La vie lente, parle de cette double aliénation : étranger et gay, la précarité d'antan n'est plus la question.

Mounir, son alter ego dans le livre, est écrivain et vit seul dans un appartement, rue de Turenne à Paris. Au-dessus, dans un 14 mètres carrés, les cent pas de la voisine Mme Marty le rendent fou. Ces deux-là, devenus malgré eux couple hystérique de chien et chat, se déchirent au point qu'un jour ladite voisine appelle la police. Nous sommes après les attentats de 2015. La France n'est plus la France de l'époque de ses études, elle est devenue suspicieuse, voire haineuse. Et Abdellah a perdu la niaque du jeune premier prompt à croquer la vie à pleines dents. Il pense au Maroc, à sa mère disparue, il a peur de finir seul. Il signe sa fiction la plus aboutie et la plus sombre. Il n'est pas seul, la littérature est avec lui.

Abdellah Taïa
La vie lente
Seuil
Tirage: 4 200 ex.
Prix: 18 euros
ISBN: 9782021421835

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