Depuis sa mort en 2005, à 76 ans, les éditions Verticales ont entrepris de rééditer les textes de l'écrivaine et prostituée suisse Grisélidis Réal. Voici donc un ultime volume, recueil posthume, constitué essentiellement d'une centaine de lettres, écrites sur près de quarante ans. Dans sa présentation, l'éditeur Yves Pagès, qui a rassemblé ces écrits en collaboration avec Jeanne Guyon, explique que dans la sélection plutôt draconienne qu'ils ont opérée, a été notamment laissée de côté l'immense majorité des poèmes dont il estime qu'"ils devraient faire un jour l'objet d'un recueil à part chez un éditeur spécialisé".

Les destinataires de ces lettres sont essentiellement des proches : l'écrivain Maurice Chappaz, sa soeur cadette Corinne, la photographe Suzi Pilet, le peintre Henri Noverraz ou encore l'éditeur français André Balland qui publiera en 1974 son récit autobiographique, Le noir est une couleur (disponible en Folio), dans lequel elle raconte sa fuite en Allemagne en 1962 et sa passion pour un GI afro-américain dont on peut lire ici le récit des retrouvailles, quatre ans plus tard à Chicago.

Entre les lignes, on voit surtout la mère de famille aux prises avec un quotidien matériellement difficile - manque d'argent, démêlés avec les services sociaux pour conserver la garde de ses quatre enfants nés de trois pères différents. S'intercalent des récurrents soucis de santé : un séjour au sanatorium à Montana ou à l'hôpital de Genève... On croise aussi, dans les lettres envoyées au gigolo tunisien Hassine Ahmed, son "amant berbère", Grisélidis en femme amoureuse, souvent excessive, parfois midinette. La chronologie donne à voir une femme qui aspire régulièrement à une vie paisible, à lire, écrire et peindre, et dont la parole devient peu à peu publique, dont la voix prend de plus en plus de force... On trouve finalement peu de chose, ou alors assez allusives, dans ces Mémoires de l'inachevé, sur la prostitution que Grisélidis Réal a pratiquée pendant une trentaine d'années, reprenant son activité en 1977 après une interruption de sept ans pour, a-t-elle expliqué, mieux soutenir la révolution des prostituées qui naît à Paris au milieu des années 1970.

Pour un contenu plus explicite (les passes, les clients, les risques du métier, la cause des prostituées...), on (re)lira les entretiens avec le journaliste et écrivain Jean-Luc Hennig, publiés en 1981 par Albin Michel, opportunément réédités chez Verticales et assortis d'une nouvelle postface de l'auteur. L'intense correspondance avec le même Hennig, rencontré en 1978, a fait quant à elle l'objet de deux volumes : La passe imaginaire et Les sphinx (Verticales, 2006).

A la fin de ces entretiens figure aussi la retranscription du fameux petit répertoire de moleskine dans lequel, à partir de 1977, Solange (son nom de "scène") a consigné les prénoms de ses clients, leurs préférences sexuelles et ses tarifs, ce Carnet de bal d'une courtisane (Verticales, 2005) dont la première publication dans la revue de Jacques Vallet, Le Fou parle, scandalisa. Derrière cette conversation amicale, ce beau vouvoiement réciproque, on entend les mots libres de Grisélidis Réal, son intelligence des hommes, sa franchise, sa générosité de coeur. Et quelques conseils de sage pour désamorcer les violents : "Vous voyez, il faut mélanger la patience, la gentillesse et puis la rage."