Gregor Samsa a eu une drôle de surprise : il s'est réveillé un beau matin transformé en cafard géant. Passé le désarroi légitime face à cette découverte, il s'y est habitué à peu près - mieux, en tout cas, que sa famille, avec laquelle il ne peut plus communiquer et qui ne sait que faire de cet énorme insecte. Elle le rejette et le condamne in fine à mourir dans l'abandon le plus complet. La métamorphose, allégorie de l'épuration raciale ? Trop facile, répond Frédérique Leichter-Flack. La littérature n'affirme pas, ne dénonce pas. En revanche, elle pose de façon très humaine des problèmes que l'éthique ne peut formuler qu'en termes théoriques. Et c'est pourquoi celle-ci "ne peut se passer du recours à la fiction, non seulement pour anticiper des situations inédites, mais aussi pour [...] s'assurer que l'éthique et le sentiment de justice coïncident encore". La littérature devient donc le champ d'expérimentation idéal de ce sentiment de justice. La métamorphose, pour l'auteure, pose ainsi de manière détournée le problème de l'euthanasie, et avec lui celui du lien familial et ce dont il en advient face à la souffrance, à la perte de dignité humaine.
Ce pourrait être tiré par les cheveux si la chercheuse et enseignante mettait la question dans la bouche de Kafka lui-même. Mais l'écueil est évité : il s'agit de réfléchir sur les situations que propose la narration romanesque. Ainsi, une nouvelle de Melville lui permet d'approfondir la question des circonstances atténuantes, et Le manteau de Gogol devient la vitrine de la misère sociale et de la culpabilité générale qu'elle suggère sans pour autant qu'on puisse désigner un coupable. Raskolnikov et Jean Valjean discutent de la légitimité de faire un mal pour un bien, tandis que Les justes de Camus font face aux héros de Quatre-vingt-treize sur la question de la prise d'otages - où apparaît aussi le soldat Ryan de Spielberg. L'ingérence politique et la question des civils en temps de guerre convoquent La colonie pénitentiaire et « Le prisonnier », une nouvelle d'Yizhar écrite à la fin de la première guerre d'Israël, en 1948... Parfois percutantes, parfois sinueuses, les réflexions de l'auteure puisent dans la complexité des consciences de papier de quoi explorer des questions cruciales. Le lecteur, stimulé, est seulement un peu frustré de ne pas accéder aux oeuvres dont il est question - car le mécanisme s'inverse : l'éthique souligne aussi la force de la littérature.