1er mars > Premier roman Etats-Unis > Gabriel Tallent

Une salve d’hommages et de superlatifs accompagne la parution de My absolute darling du trentenaire Gabriel Tallent : un "chef-d’œuvre" pour Stephen King. Il faut reconnaître que ce premier roman, dérangeant, rude, qui fait penser à un croisement des tragédies familiales de David Vann, de Dans la forêt de Jean Hegland (Gallmeister, 2017), du Canyon de Benjamin Percy (Albin Michel, 2012) et de Top of the lake, la série de Jane Campion, en mettant en scène une adolescente prisonnière d’un père incestueux, formidable de la catégorie fille sauvage à l’épreuve des balles, impressionne par sa maîtrise.

Rencontrez Turtle, Julia Alveston de son vrai nom, 14 ans. Elle vit seule avec son père Martin dans une bicoque délabrée sur une colline de la Californie du Nord, à proximité de l’océan. Sa mère est morte noyée il y a des années, sans doute un suicide. Tomboy, plus experte dans le maniement des armes à feu (certaines fenêtres de la maison sont condamnées par des cibles d’entraînement) que dans les apprentissages scolaires, elle est plus adaptée à la survie dans la forêt, pieds nus, qu’à la vie sociale avec ses camarades de classe. Le père ? un eco-warrior tendance survivaliste, lecteur autodidacte de philosophie, le genre d’homme qui élève sa fille à l’injonction "marche ou crève" et capable, en vrai sociopathe, de passer de la douceur à la menace, des mots affectueux à la violence de sang-froid. Il y a bien un grand-père qui vit dans le coin dans un mobil-home et considère que ce "n’est pas des façons d’élever une enfant", une professeure qui s’inquiète, puis un garçon un peu plus âgé, fasciné, qui va tenter de l’extraire de ce huis clos pervers, mais Turtle est livrée à elle-même. Et si elle n’est pas la narratrice de son histoire, c’est dans sa conscience tourmentée que Gabriel Tallent nous fait pénétrer. Dans le cœur opaque de la relation qui la retient dans ses filets : la dépendance qui isole, la culpabilité, l’abus de pouvoir, le désir de possession du père mais aussi la loyauté à l’homme pour qui elle est "croquette", "mon amour absolu", l’amour ambigu pour ce père qui la violente et qu’en même temps elle protège, prise en tenaille entre la difficulté de s’arracher à ce lien et sa volonté de ne pas mourir gibier. Abusée et pourtant souveraine.

Dans ce roman qui tient à la fois des fictions de nature writing, des grands romans d’aventures et du thriller d’apprentissage, et qui secoue dans plusieurs scènes d’anthologie, dans cette inexorable montée en tension du danger, il est facile de voir ce qui a séduit Stephen King. "Le moment viendra où ton âme devra être solide et pleine de conviction, et quelle que soit ton envergure, ta rapidité, tu gagneras seulement si tu sais te battre comme une putain d’ange tombé sur terre, avec un cœur absolu et une putain de conviction totale, sans la moindre hésitation, le moindre doute ni la moindre peur, aucune division qui risque de monter une partie de toi-même contre l’autre", enseigne le père à sa fille. Accrochez-vous quand Turtle va se montrer à la hauteur des leçons de son maître. Véronique Rossignol

Les dernières
actualités