Depuis Eisenstein, Odessa est identifiée à un escalier ensanglanté. Son histoire en dévale les marches comme le landau du Cuirassé Potemkine. Du sang, il y en a eu, pas toujours où on l’a cru, et bien davantage qu’on l’a imaginé. Et avant la tragédie il y a eu la splendeur. Charles King raconte cette ville comme un personnage. D’ailleurs c’en est un ! De 1794 à aujourd’hui, le port et les falaises ont connu des drames et des bonheurs mêlés. Pas étonnant avec une telle morphologie : un cœur yiddish, grec et italien dans une âme russe.
A l’origine, il y a le port, le commerce et les peuples qui échangent. Les Ottomans avaient baptisé la ville "nouveau monde". Après la reconquête, José Pascual Domingo de Ribas y Boyons suggère le nom d’Odessos, en référence à Ulysse. Finalement ce sera Odessa. Le mercenaire napolitain devenu Ossip Mikhaïlovitch Deribas a laissé son nom à la plus belle artère de la ville, la rue Deribassovskaïa. Il faut aussi signaler le comte Vorontsov et le duc de Richelieu, descendant du cardinal et gouverneur d’Odessa, qui contribuèrent au développement de la cité au XIXe siècle. Ce dernier a d’ailleurs sa statue en haut des fameuses marches. On comprend pourquoi Pouchkine, envoyé en exil de 1823 à 1824, écrivit qu’on pouvait "sentir l’Europe" à Odessa. Mais dans cette Europe, il y a l’antisémitisme qui enfle avec les totalitarismes. En réponse aux pogroms de 1905, Vladimir Jabotinsky fonde le Betar, puis la Légion juive durant la Première Guerre mondiale. En 1925, Eisenstein présente son œuvre géniale qui installe Odessa non seulement dans la mémoire collective, mais au cœur même de cette odyssée révolutionnaire, à la source de l’Union soviétique. "Entre les mains talentueuses d’Eisenstein, la mutinerie du Potemkine devint l’Ancien Testament de la Révolution bolchevique."
Le Nouveau Testament se révèle beaucoup plus féroce. A Staline succède la domination du conducator Antonescu, les massacres et la déportation de 75 000 Juifs puis le retour de Staline avec une Roumanie redevenue une alliée dans le bloc communiste. L’escalier Richelieu est renommé escalier Potemkine. La communauté juive qui représentait 30 % de la population à la fin du XIXe siècle est réduite à 1 % aujourd’hui. A Brooklyn, ceux qui ont fui les communistes, les nazis et les fascistes ont recréé une "Little Odessa" pour retrouver l’esprit d’une ville, non loin de Manhattan. Comme il l’avait fait avec Istanbul dans Minuit au Pera Palace (Payot, 2016), ce spécialiste du Moyen-Orient, professeur à l’université de Georgetown (Washington DC), dévoile les métamorphoses de cette cité des illusions perdues, sur laquelle les visiteurs tombent plus qu’ils n’y arrivent.
Les nuées de petits Kafka aux yeux noirs vus par Simone de Beauvoir ne jouent plus sur les trottoirs. Odessa l’ukrainienne se cherche aux portes d’une Europe en crise. Du port, Charles King invite chacun à remonter les escaliers pour reprendre un peu de hauteur afin de contempler cette perle de la mer Noire aussi fascinante qu’effrayante. Laurent Lemire