Larmes de plomb. Quelque soixante ans après l'indépendance du pays, le pouvoir algérien s'est vu reprocher le fait de capitaliser sur la haine des anciens colonisateurs plutôt que de relever les défis des temps présents. Ce que d'aucuns appellent « rente mémorielle ». Une logique victimaire qui n'a pas tant souci des victimes que pour but de légitimer l'hégémonie des gens en place. Car si les dirigeants algériens n'ont eu de cesse que soit commémoré le sacrifice des héros tombés pour la libération nationale et que soient rappelés les crimes de la colonisation française, ils ont bâillonné à leur tour la contestation interne et ont fait couler une chape de silence sur la guerre civile qui eut lieu dans les années 1990, dites « de plomb », opposant les tenants d'un État algérien héritier du FLN aux partisans d'une république islamique.
Née bien après l'indépendance, Fajr, « Aube » en arabe, la narratrice du nouveau roman de Kamel Daoud, Houris, a traversé la « décennie noire » algérienne. L'auteur de Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014) donne la parole à cette femme sans voix. Littéralement, parce qu'elle a été rendue muette à la suite d'exactions qui lui entaillèrent les cordes vocales. « Muette dans la langue du dehors » mais d'autant plus éloquente littérairement que, pour nous, lecteurs, cette martyre et témoin d'une période tue par le gouvernement parle à travers une voix intérieure superbement forte : « Je suis la véritable trace, la plus solide des indices attestant de tout ce que j'ai vécu en dix ans en Algérie. Je cache l'histoire d'une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant. Ceux qui savent lire comprendront en croisant le scandale de mes yeux et la monstruosité de mon sourire. Ceux qui oublient volontairement auront peur de moi et de me regarder. » La narratrice dit qu'elle « possède deux langues. L'une comme la nuit, l'autre comme un croissant. L'une mange dans le corps de l'autre ». Dans la langue intérieure, elle s'adresse à cette vie qui frémit dans son ventre - une fille, elle en est certaine : « ma Houri » (les houris sont ces belles créatures du paradis promises aux fidèles selon le Coran), « ma petite intruse » ainsi appelle-t-elle l'enfant qu'elle porte. Très vite, on comprend que la grossesse n'a pas été désirée. Il est question d'avortement, d'un voyage en Belgique où la mère d'Aube, Khadija, qui fut elle-même abandonnée au seuil d'une mosquée en 1962, l'a amenée afin qu'un médecin puisse « aider » sa fille... Et chaque page se tourne retenant notre attention, nous emportant grâce au souffle lyrique de l'héroïne dans sa tragédie personnelle et celle de toute une nation, retardant le terme de la vie et de l'histoire telle Schéhérazade et ses mille et une nuits auprès du sultan. Les métaphores ne sont pas ici le fard mais le révélateur d'une réalité âpre, sanglante. Et ces larmes de plomb- la peine silencieuse qui coule au-dedans du personnage, comme chez tant de femmes violentées, de victimes effacées- se muent en appel au devoir de mémoire, devenant aussi sonores qu'un cri de résistance et de liberté, d'espérance d'une nouvelle aube.
Houris
Gallimard
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 23 € ; 416 p.
ISBN: 9782072999994