Bruna habite au deuxième étage, comme le Luka de la chanson de Suzanne Vega. Mais est-ce suffisant pour s'envoler d'un univers sclérosé par la famille et les hoquets d'une Croatie incertaine ? Il lui manque beaucoup de marches pour envisager de toucher le ciel. Alors elle rêve, évite, grommelle, plie, tant et si bien qu'on la retrouve dès le début du roman incarcérée depuis onze ans pour le meurtre de sa belle-mère. Passé et présent se regardent en chiens de faïence, se percutent et se rejoignent, dans le temps et dans l'espace. L'horizon de la prison se mêle à celui guère plus aéré de l'étau familial en de courts chapitres fatalistes ou ébroués, mélancoliques ou tranchants, justes toujours, confirmant haut la main l'uppercut majeur que fut l'année dernière la lecture de L'eau rouge (Grand prix de littérature policière, prix Mystère de la critique, prix Le Point du meilleur polar européen...). Publiée dans sa langue d'origine en 2015, soit deux ans avant L'eau rouge, cette Femme du deuxième étage décline avec le même brio les thèmes chers à Jurica Pavičić : autopsie des petites gens, mécaniques des côtes adriatiques, crises endémiques. À la fois journaliste, scénariste, critique de cinéma, sommité dalmatienne, l'auteur rivalise de minutie quasi impressionniste et en impose.
Et Bruna dans tout ça ? Si seule, si loin de cette soirée, unique clairière, où elle rencontra le beau Frane, instant de plénitude, début des turpitudes, début du calvaire empoisonné d'une empoisonneuse : « aucun pouvoir n'est aussi puissant et direct que le pouvoir de celui ou celle qui cuisine. » Même emprisonnée, Bruna est affectée à la préparation des repas de ses compagnes d'infortune malgré son lourd passif en la matière. Mais pour elle, et quel qu'en soit le cas de figure, les fourneaux dessinent plus une zone de confort, voire un havre de repli, qu'un cauchemar en cuisine. Beaucoup de recettes typiques de la région de Split émaillent d'ailleurs le livre au fil des tableaux en pastel sombre de la survie locale. Tous ces plats d'une extrême simplicité reflètent la précarité commune d'une région en équilibre instable et celle des personnages qui s'y débattent. Même les seconds rôles agrémentent la morosité d'un monde soutenu à bout de bras par le maigre tribut d'un tourisme factice. Il y a Suzana, la copine de toujours au destin pareillement bringuebalant. Il y a la méchante Mirela, belle-sœur étriquée et sans pitié. Il y a Goran, tout en quiétude et discrétion pondérée. Il y a Vlatka, Slavko, Mejra...
Puis vient l'heure de quitter le cocon carcéral et muet, protecteur finalement. Bruna ne reconnaît plus rien de sa ville ni d'elle-même, de ces rues où chaque œil d'autochtone la lorgne de travers. Il est temps de disparaître pour de bon, de s'évader en somme. À la fois âpre et d'une exemplaire sobriété, entre douceur méditerranéenne et lancinances amères, La femme du deuxième étage est une nasse suffocante autant qu'oxygénée dont on ressort humble, préoccupé mais enthousiaste. Tout y est modeste, tout y est brillant.
La femme du deuxième étage Traduit du croate par Olivier Lannuzel
Agullo éditions
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 21,50 € ; 240 p.
ISBN: 9782382460238